outfit. )) Gamin Myo qui doit faire de son mieux aujourd’hui pour paraître droit auprès de son père. Le poids affaisse pourtant ses épaules depuis toutes ces années où son regard sur lui a changé, où, chaque fois qu’ils se retrouvent, Haram ressent ce violent dégoût réverbéré dans les iris de son géniteur. A quoi bon jouer au bon fils ? A quoi bon venir là, se pavaner dans cette tenue hors de prix dans laquelle il étouffe ? Mais Haram n’a pas le choix s’il désire un minimum obtenir de la reconnaissance de la part de cet homme qui l’impressionne peut-être encore davantage maintenant qu’enfant. S’opposer à lui est quelque chose qui lui est impossible. Ses phalanges se referment contre la coupe de champagne qu’on lui a servi une minute plus tôt. Ce sont les conventions alors Haram sourit aux hommes d’affaires, sourit à leurs épouses soignées ; à toutes ces petites vies régies d’une manière qu’elles lui fassent haïr la sienne qu’avec davantage de verve.

Près d’une heure passe ainsi, à offrir courbettes et vin à droite et à gauche, discuter de sujets qui n’ont pas de sens, qui n’intéressent personne. Haram parvient à s’éclipser aux toilettes, pour soupirer, souffler – grimacer aussi, parce qu’en serrant une main, il a tendu son poignet qui le fait encore souffrir. Il a retiré le bandage pour le passer un instant sous l’eau froide, le sécher avec précaution et remettre au mieux la bande. Que dirait l’infirmier qui s’est occupé de lui ? Qui lui a conseillé de prendre soin de lui ? – Idiot… Murmure entre ses lippes rosées, pour lui-même, avant qu’il ne lui faille revenir dans la grande salle. Les mets circulent, Haram se faufile, tiraille un peu sur sa veste et quand son regard croise celui de l’homme auquel il vient de penser, son premier réflexe est de légèrement se mettre en retrait derrière sa famille.

Les battements de son cœur accélérés, il déglutit avec difficulté, met l’alcool qu’il a bu sur le compte de la chaleur survenue sur ses pommettes. Que fait-il ici ? Mais la réponse, évidente, luit aux annulaires couronnés. L’infirmier Yung accompagne tout bonnement sa femme pour cette réception. Haram s’efface, tente de s’éloigner, mais plus il discute avec d’autres personnes, moins son attention est dirigée vers elles. Il l’observe près de sa femme, ose un sourire, croise son regard une fois, ou deux ; glisse l’une de ses propres mèches blondes derrière son oreille. Il oserait presque aller lui parler si, d’une remarque virulente, son père ne manque pas de l’en dissuader. Il lui fait honte de regarder les hommes “de cette manière”. Les traits sur le visage de l’étudiant se referment, les sourires n’ont plus aucune consistance.

Blessé, il se tait auprès de son père, se contente de faire tourner sa coupe entre ses doigts sans la boire. Honteux, il souhaiterait disparaître car il sait que l’infirmier l’a vu. Et Haram déteste ça. Il déteste qu’il puisse le découvrir de cette façon, qu’il voit ses faiblesses et son obéissance malsaine. Ne me regarde pas, ne me regarde pas. Tu n’as pas à t’occuper de moi, je ne suis plus ton patient.

outfit. )) Il était rentré tard du travail, s’était couché dans leur lit sans qu’elle n’y soit et s’y était immédiatement endormi. Il ne s’était écoulé que deux ou trois heures quand il sentit ses doigts se perdre dans sa chevelure brune. Il ouvrit les yeux, plongea son regard dans le sien et sut qu’il aurait beau tenté l’inimaginable il n’était plus en mesure de la rattraper. Il se redressa et réprima un bâillement avant qu’elle ne lui demande s’il n’avait pas oublié cette réception à laquelle ils étaient invités. Un rictus s’imposa de lui-même sur son visage mais, il ne le tourna pas vers elle. Il serait mauvais pour le public d’entendre parler que leur mariage battait de l’aile, il n’avait pas choisi la plus facile. Connue sans être connue, adulée sans l’être et demandée alors elle s’y réceptionnait. Lui avec et il secoua la tête. Il avait compris, il partit prendre une douche et se changer. Il avait le teint pâle, les traits tirés, et il ne ferait pas bonne présentation, néanmoins, il s’en fichait. Cette invitation avait eu le don de la lui ramener et qu’elle ne redevienne un peu elle-même auprès de lui. Il apprécia cette main accrochée à sa veste, à y remettre correctement un pli. Elle était belle et elle n’était plus à lui.
Il la laissa agir à sa guise dans cet endroit auquel il n’aurait pas cru un jour fouler l’entrée. On lui proposa une coupe alcoolisée, il ne refusa pas pour éviter les disconvenances. Il ne toucha pas réellement au breuvage, cela lui tournerait la tête plus que de raison alors qu’il n’avait pas mangé depuis des heures. D’ailleurs, il fut plus intéressé par les mets qui circulaient alentour et il fut rassuré lorsqu’il aperçut au bar qu’on y servait du café. Il s’en procura une tasse, brûlante, tant pis. Il tomba sur des personnes qu’il connaissait grâce à elle, d’autres qui travaillaient justement dans le même hôpital que lui et plus hauts gradés ou à juste valeur. Il l’observait, elle, de loin, il la voyait papillonner autour des invités et sourire de ce sourire si triste auquel il ne pouvait plus rien faire. Il avait remis son alliance comme elle, personne ne devait savoir alors qu’ils étaient à un point de non-retour. Aujourd’hui, ça n’aurait dû ne plus avoir d’importance.
Et son regard croisa celui de l’improbable, l’impensable. Il fut surpris, n’en fit rien parce qu’il avait rejoint sa femme. Il fit mine de s’intéresser à la conversation, jeta un coup d’oeil dans la direction de ce jeune homme effronté qui lui parut être soudainement une personne. La différence fut flagrante quand un homme imposant vint lui chuchoter des mots à l’oreille qui le fit se décomposer sur place. Là, elle l’était moins, les liens du sang, eux, ne mentaient pas. Il s’excusa auprès de son entourage et se faufila à travers la foule.

« Bonjour messieurs, sourit-il, Monsieur Yung Camille. Puis-je me permettre de communiquer quelques mots à votre fils, s’il-vous-plaît ? »

Et, à vrai dire, il n’attendit pas sa permission. Il saisit le bras de Haram et l’entraîna avec lui. Les baies vitrées de la pièce étaient ouvertes sur la terrasse car avec bon nombre d’invités la climatisation ne suffisait pas à aérer l’espace. Il le lâcha une fois à l’abri des regards et vit à travers les vitres qu’elle était partie.

« Alors, que s’est-il passé ?, demanda-t-il en désignant son poignet, Ça devrait déjà être guéri. Vous n’avez pas fait attention ?, ancra-t-il son regard au sien, J’espère que vous ne m’en voulez pas de ma propre présomption. »

D’avoir osé le tirer loin de son père. Or, ce n’était pas agréable d’être remis à sa place devant tant de monde. Il tendit la main, il n’irait pas, par contre, se donner le droit de vérifier que ce n’était pas grave qu’il ait pu aggraver sa blessure au poignet. Envers lui, il serait respectueux car il la voyait. Cette plaie béante qui gangrenait à l’intérieur de lui dans cette richesse dévastatrice.

outfit. )) Retranché aux côtés de son père, Haram sent les battements de son cœur s’accélérer à mesure que les pas de l’infirmier se rapprochent d’eux. Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi vient-il dans leur direction ? N’a-t-il pas compris, de ce regard qu’il lui a échangé, qu’il ferait mieux de ne pas s’approcher ? Haram est envahi d’un malaise qu’il tente de contenir du mieux qu’il le peut, le souffle coupé quand l’infirmier Yang prend la parole à leur hauteur. Camille. Le prénom glisse de ses lèvres et si Haram devrait se réjouir de l’apprendre enfin, il est honteux de la scène à laquelle il a assisté. Son père s’est tourné vers son fils après avoir analysé la silhouette de cet homme venu les voir, mais Camille n’attend pas davantage pour attraper Haram par le bras et l’entraîner à sa suite.

Tandis qu’ils s’éloignent sur la terrasse, l’étudiant en droit ressent un frisson lui parcourir la colonne vertébrale. Dans son dos, il n’est pas sans se douter des foudres qu’envoient les yeux de son père. Le paiera-t-il ? Les conséquences le font déglutir avec une certaine difficulté quand, enfin, ils sont hors de son champ de vision. Le coup d'œil que l’infirmier lance à l’intérieur n’échappe pas à Haram et ce dernier se reprend, joue cette carte de la véhémence afin de se protéger un peu plus. Lui prouver qu’il n’a pas besoin de lui. A quoi joue-t-il ? Il n’est pas un chevalier. — Pourquoi tu es venu me voir ? Tu t’ennuyais car elle est partie ? J’en ai marre de jouer à ça. Il lui décoche une oeillade sombre avant d’abandonner un soupir. Et si Camille lui a fait remarquer le bandage qui entoure toujours son poignet, il a également tendu la main pour l’observer de plus près. Haram se convainc que la chaleur à ses joues n’est dûe qu’aux événements qui viennent de se produire et non à cette étreinte qu’il lui permet d’ajouter.

Il tourne la tête, mord un peu l’intérieur de sa joue, tandis qu’il a posé sa main dans celle de son interlocuteur. Parce qu’il se sent idiot face à lui. Parce qu’il est encore plus beau dans cette tenue que dans l’uniforme de l’hôpital. Parce qu’il est venu le trouver alors que rien ne l’y obligeait. Parce que, d’encore plus près, Haram perd ses moyens et se tait. Camille vient d’apercevoir les douleurs qui assiègent ses épaules et cette vision de lui-même qu’Haram essaie de tout son soûl de ne jamais montrer à qui que ce soit. Il déteste l’idée que l’infirmier ait pu le découvrir avec autant d’aisance. — Je ne me suis pas battu. On m’a poussé dans l’eau et j’ai juste voulu me défendre. Il a l’impression de se justifier et il n’aime pas ça non plus. Il a pourtant fait attention, les paroles du soignant résonnant dans son esprit, mais cet homme, sur la plage… c’est lui qui a commencé. Gamin. Haram finit par reporter son attention sur son vis-à-vis à qui il a confié son poignet. — Je n’ai pas réussi à peindre ces derniers jours… ça me lance encore. Un peu. Et c’est sûrement pour cela qu’il est davantage à fleur de peau.

outfit. )) Il se fichait des bienséances, il n’était pas de ce monde et il ne les avait acquis que pour plaire à sa dame. Or, tous les deux, ils ne s’étaient pas pris à ce jeu-là et avaient cessé de feindre. Du moins en ce qui concernait l’étiquette propre à la richesse. Il se tenait, ici, le dos droit, l’allure respectable et un sourire qui se voulait vrai quand il ne s’avérait n’être que faux comme tous les autres. Cependant, il n’avait aux premiers abords que faire de ce qu’ils puissent penser de lui et ce fut avec facilité qu’il tira Haram de l’emprise déconcertante de son père. Il n’avait été que son patient, il n’avait pas espéré le revoir, excepté que leurs chemins venaient de se recroiser. Il l’attraperait, tenterait quand bien même leur histoire familiale ne le concernait pas. Il s’en était mêlé ouvertement d’une certaine manière, ce n’était néanmoins pas à lui d’oser penser des mots tout hauts.

« Pour commencer, j’étais justement avec elle avant de venir te voir, lâcha-t-il, sec à son tour, Ensuite, je me fiche bien de savoir qu’elle a pu partir. Je constate, c’est tout. »

Qu’elle ait quitté les lieux à peine se fut-il dirigé vers son ancien patient. Il avait cessé de se poser des questions, sinon il ne trouverait décidément plus le sommeil. C’était elle qui s’était souvenue de cette réception et qui avait tenu à ce qu’ils s’y présentent. Le but était probablement de montrer à la haute populace qu’ils allaient bien tous les deux et désormais que c’était chose faite, elle avait fui. Il avait perdu du temps, il avait ruminé et ça ne l’avait mené à rien. Il n’avait pas refusé de venir parce que ça l’amusait aussi. De la voir virevolter, de se voir s’écraser, et d’oser défier ce monde auquel on l’invitait et qu’il continuait de regarder d’en bas.
Alors il se montrera égoïste lui aussi s’il le fallait ; comme elle, comme lui. Haram. Il la voyait sa lutte intérieure et s’il y en avait bien un des deux qui jouait à faire semblant, c’était lui. Masque fissuré, boîte ouverte qu’on cherche à refermer sans que ça ne marche. Plus rien ne fonctionnait. Il observa sa main, analysa et resta silencieux durant le temps que cela lui prit.

« Et tu ne vas pas encore peindre, ça va prendre un peu plus de temps pour guérir, dit-il en ancrant son regard au sien, Ce n’est pas comme ça qu’il te verra différemment. »

Que veux-tu prouver ? Si ce n’est d’être toi-même. Il eut une idée et il l’entraîna une nouvelle fois à sa suite.

« Viens, on s’en va. »

Il héla un taxi à la sortie du bâtiment et il s’y engouffra avec lui. Il retira sa veste, il avait chaud avec. Il se perdit dans la contemplation du paysage qui défilait sous ses yeux, mélancolie en perspective quand le ciel s’annonçait chaleureux. Lorsqu’il riva ses iris fatiguées vers les siennes, ce fut là qu’il se questionna. Qu’est-ce qui m’a poussé vers toi ? Arrivés à destination, ils entrèrent dans l’un des musées peuplant la ville et il prit deux billets à leur encontre.

« J’avais envie de venir la voir depuis longtemps, cette exposition, sourit-il, Ce sera plus proactif que de se perdre en conversation inutile en politique auprès des autres. »

Il se dirigea vers l’aile réservée à l’exposition et songea qu’au fond il devait être cassé. Cassé de son existence pittoresque. Pourquoi s’être élevé si ce n’était pour constamment chuter ? Les mots tu as réussi ta vie lui apparaissaient pâteux dans sa bouche.

outfit. )) Haram n’a pas toujours répugné ce genre de réceptions. Au début, il s’est plu à y jouer, à y rencontrer d’autres enfants de son âge, ou plus grands. C’était un moment agréable où les adultes parlaient et que les enfants jouaient. Rien de plus. Jusqu’à ce qu’il grandisse et qu’il découvre l’envers de ce décor de rêve. Il n’en est pas un. Aujourd’hui, il a compris que les conversations n’étaient que les projets d’avenir supposés au-dessus de leurs têtes innocentes ; ignorantes. Haram va reprendre le cabinet de son père, Haram va avoir une femme et deux enfants : un garçon et une fille, dans cet ordre. Il se sera marié juste avant, bien sûr. Une famille parfaite, exemplaire, comme le modèle dans lequel il a été élevé – faux. Les apparences sont trompeuses. Mais de quelle manière s’affirmer lorsque tout semble déjà tracé ? Haram n’a rien eu d’autre à faire qu’apprécier l’art, les courbes de ses semblables. Celles des femmes lui donnent la nausée. Papa, je ne suis pas comme je devrais.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Mots qui résonnent aux paroles de l’infirmier. Haram a fait glisser son poignet, enfoncé sa main dans sa poche pour oublier. Il n’a pas dit ça méchamment. Il a juste dit ça parce qu’il est vexé. Camille ne le connaît pas. Camille  se moque d’à peu près tout ce qui peut l’entourer ; ou peut-être pas tant que cela ? Le gamin Myo est partagé entre l’idée d’exalter par la présence de Camille venu le chercher, ou celle de lui hurler qu’il ne sait rien. Rien, rien, rien. Cette scène, honteuse, à laquelle il a prêté attention n’est qu’une bribe parmi tant d’autres. La gorge serrée, Haram s’est renfrogné comme l’enfant qu’il conserve tendrement en son sein. Il est un peu surpris quand son interlocuteur l’entraîne à nouveau, mais il se laisse faire. Qu’est-ce qui pourrait être pire que ces minutes gênantes ? Il n’a pas prononcé un mot de plus et son regard se faufile de la silhouette de Camille au paysage derrière la vitre. Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Il aimerait lui demander s’il est vraiment heureux quand leurs regards s’étreignent, toutefois, la réponse lui crève déjà les yeux. Haram détourne la tête.

Il est un peu surpris de l’endroit où ils atterrissent et il interroge Camille de ses iris pleins. — Je déteste la politique. Mais l’art, en revanche, c’est quelque chose qui lui plaît avec une démesure certaine. D’un geste de la main, il désigne un tableau un peu plus loin. S’en approche et fait signe à son vis-à-vis de le suivre jusque-là. A son tour. — J’ai déjà vu cette exposition, au moins deux fois ! Ce tableau est l’un de mes préférés. Tu as lu ? Le peintre a voulu offrir une profondeur d’âme à ses propres couleurs sombres. Même si elles sont obscures, je les trouve vraiment éclatantes. Dans l’éclat de ses yeux, l’émerveillement est né. S’il ne se retient pas, Haram peut parler de cette œuvre durant des heures. D’ailleurs, il extirpe son portable de sa poche, fouille dans sa galerie d’images et montre l’une de ses peintures qu’il a prise en photos à Camille. — C’est moins réussi et ça ne vaut pas grand-chose, mais j'ai essayé sa technique, à ma manière. Ce n’est qu’alors qu’il remarque la proximité de l’infirmier. Il n’en rougit pas, pourtant, l’observe seulement. — Camille… Et puis il secoue la tête, arbore un fin sourire. — On continue la visite ?

Mes couleurs à moi ne sont pas belles.

outfit. )) Il n’avait pas réellement réussi sa vie. Il se dirigeait droit dans le mur, il allait au-delà d’un divorce qui n’avait pas encore eu lieu. Cette séparation, écrasante, allait pourtant avoir lieu et aucun des deux ne l’avait souhaité. Il était, certes, aujourd’hui infirmier dans un hôpital assez prestigieux, il gagnait bien sa vie et il en aurait rigolé enfant s’il avait vu à quoi il ressemblerait des années plus tard. Il ne l’aurait pas cru. Il se revoyait gambader tard dans les rues américaines quand les enfants de son âge devraient être en train de dormir chaudement dans leurs lits. Lui, le plus souvent, avait préféré littéralement dégager de l’appartement, il n’avait plus supporté le vide ou bien la présence dérangeante de cette personne que ramenait sa mère sans se soucier de ses avis. Oui, il ne l’aurait pas cru et encore moins à se dire qu’il s’était marié, qu’il avait essayé et qu’il était certainement en train de revenir à la case départ. Est-ce que tu veux des enfants ? Ce devait être parti de là. À leurs âges, on souhaitait fonder une famille ou on l’avait déjà procréé. Pourquoi pas nous ? Et il n’avait même pas dit non. Maman, je suis tout ce que tu as espéré et tu n’es même pas là pour le voir.
Alors il était mal placé d’avoir ces mots vis-à-vis de lui quand il avait espéré ne s’élever que pour les beaux yeux de sa mère. Sauf qu’elle n’était plus, elle. Elle était partie, elle l’avait laissé à son propre sort et qu’il n’avait plus guère à se soucier de ce qu’il deviendrait, il revoyait son propre reflet dans le corps de ce jeune homme à ses côtés. Quelle était la bonne façon d’agir ? Il le suivit au travers de l’exposition, observa ce tableau dont il lui fit signe. Est-ce que le peintre avait-il voulu démontrer que l’obscurité elle-même était-elle au contraire plus appréciable que la luminosité propre à être source de chaleur imminente ?

« Crois-tu qu’on doive laisser ressortir nos démons pour mieux réussir à enjamber les obstacles ? C’est ce que son tableau me donne l’impression, ajouta-t-il à sa critique, Je suis rassuré de voir qu’on partage le même point de vue car je ne saurais nier ce que tu viens de dire. »

Il lui sourit, se pencha par-dessus son épaule pour voir la photo de l’une de ses peintures qu’il avait sur son téléphone portable. On parlait, parfois, de talents cachés et il ne fut pas surpris de découvrir que dans son impétuosité Haram en était un.

« On ne peut pas reproduire à la perfection ce que les autres ont eux-même créé, souffla-t-il, mais c’est vraiment pas mal. Je suis sûr que si toi aussi tu produisais un travail de toi-même cela le serait aussi. »

Il se fichait de la proximité qu’il y avait entre eux, elle était là après tout. Évidente, car il l’avait entraîné jusqu’ici quand ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois avant. Il le suivit et ils tombèrent sur une oeuvre emplies de nuances pigmentées, de couleurs florales et il s’arrêta devant. Il revit sa mère peignant dans ses moments décousues, leurs instants de complicité qui n’appartenaient qu’à eux, le calme avant la tempête.

« Ma mère adorait peindre, lui raconta-t-il, Elle n’était pas très douée mais elle attrapait les couleurs et elle essayait. Et elle peignait des fleurs, ancra-t-il son regard au sien, Je ne connais pas ton histoire, Haram, mais tu vas tomber si tu laisses les couleurs les plus vives de côté. »

Et la petite fleur n’éclora pas. Il reporta son attention sur la peinture et la prit en photo. Il la mit en fond d’écran de verrouillage quand celui d’accueil s’avérait être sa mère avec lui étant enfant. Il releva la tête et songea qu’il y avait certaines fleurs qu’il ne connaissait pas et qu’il avait bien hâte d’ajouter à son répertoire. Comme la tienne à des couleurs perpétuelles que, tu ne le sais pas encore, finiront par se teinter lorsque ton éclosion se fera.

outfit. )) Au milieu de cette galerie d’arts, Haram se sent bien. Il se sent en sécurité. Malgré toutes ces peintures dont les prunelles de certaines paraissent le suivre tout au long de sa visite, il n’a guère l’impression d’être jugé. Il n’a guère l’impression que ces œuvres attendent quelque chose en particulier de lui. A l’inverse, elles sont là, belles et incroyables, parées de la beauté qui leur a été conférée et il n’y a rien d’autre au monde qui puisse entacher cela. Haram est dans son élément. Il prête attention à tous les détails, même ceux qui ne sont pas évidents aux yeux de tous, il observe les effets, les couleurs, les manières de faire, l’huile ou la peinture, la gouache ou l’acrylique ; encadré par tous ces tableaux, il parvient à être plus serein qu’au moment où il s’est aperçu dans le miroir de la salle de bain. Quel reflet hideux a-t-il joué ce soir ? — Je n’en sais rien… Est-ce que tu le crois, toi ? Nos démons sont ceux qui nous façonnent tous les jours, dans le fond, j’ai comme l’impression qu’ils sont plus chaleureux qu’on n’aime le penser. Dès l’instant où ils s’effacent, on est vite perdu et on ne sait plus comment faire.

Sur l’écran tactile de son portable, il fouille dans sa galerie pour montrer une peinture à Camille. Penché au-dessus de lui, Haram peut presque sentir sa respiration contre sa joue et ça l’obnubile durant une seconde, ou deux, avant que l’image de son père ne revienne vibrer dans son esprit. Il secoue doucement la tête tandis que son interlocuteur poursuit la visite et s’arrête un peu plus loin. Des fleurs. Le gamin Myo demeure sur place encore un peu avant d’abandonner un soupir et de le rejoindre. — Merci… Et, tu sais, j’en fais moi aussi des peintures. Et c’est seulement ce qu’il lui dit. Parce qu’il ne désire pas les lui dévoiler maintenant, pas ici. Pas comme ça. Peut-être qu’il ne le fera même jamais. Haram enfouit les mains dans ses poches, laisse son regard se perdre sur les myriades élégantes qui s’affichent sur la toile peinte. Il reçoit avec douceur la nostalgie de l’infirmier à ses côtés, peut-être un peu surpris qu’il lui offre un morceau de son histoire. Haram en est touché sans qu’il ne le lui dise de vive voix. — C’est pour ça que tu les aimes tant, les fleurs ? Il lui sourit, sans jamais répondre à la suite de ses paroles.

A la place, il regarde ses doigts s’égarer sur son propre portable pour photographier le tableau qui lui plaît. Il les revoit manipuler son poignet abîmé et, avec l’ivresse qui le submerge, il les imagine en train de guérir d’autres de ses plaies ; Haram réprime un frisson avant de saisir l’une de ces deux mains qui le font rêver, tirailler Camille pour qu’ils aillent plus en avant. Jusqu’à une salle au plafond bas. Plongés dans le noir, le plus jeune est déjà venu là et connaît ce qui se déroule ici. — Tu as peur ? Avance encore, viens, allez ! Il en rit doucement, Haram, comme un enfant, tandis qu’il trépigne presque de faire découvrir, moins d’une minute plus tard, les motifs et les formes diverses qui s’affichent à tour de rôle sur les murs, le plafond, le sol. Les lueurs éclairent brièvement leurs visages et ce n’est que pour désigner une fleur à leurs pieds qu’Haram détache sa main de la sienne. — C’est elle, n’est-ce pas ? C’est une ancolie. Il s’en est souvenu. Haram n’a pas oublié la première conversation qu’ils ont eue. Côtoyer Camille, ça lui réchauffe le cœur. Pourtant, Haram ne veut pas baisser ses barrières.

outfit. )) Il les revoyait tous les deux dans ce petit studio minable que sa mère louait. Dans ses jours les plus louables, il rentrait de l’école et il la voyait recouverte de peinture, un pinceau dans les cheveux, un autre derrière l’oreille, et un autre entre les doigts à essayer de reproduire les plus belles fleurs de l’univers. Elles l’étaient, pourtant, toutes, belles, les fleurs et pour lui c’était elle la plus magnifique parce que dans son incroyable irréfutable décadence elle prouvait au monde que rien ne l’arrêterait. Il se joignait à elle, cependant, il n’était pas très doué pour le dessin et il préférait s’occuper des fleurs. À l’école, on s’étonnait de le voir faire et on ne comprenait pas d’où lui venait cette drôle de passion. À la maison, il en avait ramené une fois une ou deux, sauf qu’elles avaient péri aussi vite que la santé psychologique de sa mère se dégradait. Le temps l’avait fanée et elle s’en était allée avec ses couleurs. Où sont mes couleurs quand j’ose parler des tiennes, Haram ?
Il sourit en l’écoutant, ils se rejoignent inconsciemment sur leurs pensées et c’était pour cette raison que c’était agréable de passer du temps avec lui malgré leurs caractères différents. L’un souhaitait se faire voir quand l’autre ne désirait que se faire entendre. Peut-être étaient-ils destinés à se revoir et que cela était-il écrit là, quelque part, dans les myriades de peintures accrochées au mur. En tout cas, il ne regrettait pas d’avoir osé se mettre entre son père et lui et d’apprendre que lui aussi avait fait des peintures. Simple vérité étalé sur le fait et qui le fit autant sourire que lorsqu’il lui demanda si c’était dû à sa mère s’il aimait tant les fleurs.
Même s’il aurait souhaité lui répondre, il n’en eut pas le temps car il fut tiré par lui jusqu’à une autre salle. L’obscurité, ici, était prenante et impossible d’y échapper. Il ouvrit les yeux, ne lâcha pas ces doigts agrippés aux siens. Il n’en avait pas peur, pas réellement, il était plus effrayé qu’elle ne puisse l’engloutir parce qu’elle lui rappelait son impuissance des jours passés. Il fut rapidement impressionné par le système mis en place et il observa jusqu’à ce que son attention soit de nouveau monopolisé par Haram. Il ne sut pour quelle raison mais il fut frappé de sa candeur sans égale à n’avoir aspiré qu’à lui désigner cette fleur dont il avait émis la préférence.

« À n’en pas douter, tu es surprenant, souffla-t-il avant de rire, Oui, c’est une ancolie. N’est-elle pas belle ? »

Il y avait plusieurs significations à cette exquise, il avait retenu celle qui disait qu’elle représentait l’amour en manque. Et celle-ci aussi jolie soit-elle finit par rouvrir des cicatrices qu’il croyait fermées. Maman, quoi que j’en dise, tu me manques.

« Tu n’as pas à être jaloux, dit-il, Tu es aussi beau qu’elle. »

Et de lui offrir un sourire, un peut-être un peu plus vrai que les précédents. Il ne se laissait que rarement subjuguer, Camille, des personnes attirées par lui, néanmoins, en cet instant, il était difficile de résister à Haram et sa surprenante pureté. C’était prendre part à un jeu dangereux, il était assez adulte pour savoir comment agir. C’était le temps qui leur dicterait les meilleures décisions à prendre et il ne doutait pas, cette fois-ci, qu’ils se reverront plus vite qu’ils ne le penseront.

« J'ai faim, dit-il, je n'ai qu'à peine manger là-bas et comme j'étais de garde cette nuit, je me suis à peine levé qu'on a été à cette réception. Est-ce que tu connais un bon endroit dans le coin ?, lui demanda-t-il, La visite est bientôt terminée, non ? »

Il commença à s'avancer, se retourna et le regarda. L'ancolie se reflétait dans ses prunelles turbulentes et elle lui seyait bien mine de rien.

outfit. )) D’aussi loin qu’il s’en rappelle, Haram a toujours été attiré par les couleurs sur les toiles. Enfant, il traînait dans la maison avec un crayon entre les doigts, un carnet coincé sous le bras. Il venait s’asseoir dans le jardin, à même la terre ou les cailloux, pour griffonner la pureté de la nature qui s’étendait sous ses prunelles. Il aimait tracer les pétales des fleurs plantées pour sa mère quand les voyages d’affaires n’étaient pas les plus importants. Il s’essayait aussi, parfois, à la grandeur des cieux, esquissant un trait pour l’effacer aussitôt. Il respirait vraiment, perdu là, au milieu de cet endroit ; jusqu’à ce qu’on l’interpelle et qu’on lui dise qu’il est temps de s’adonner aux choses plus concrètes. Alors les grimaces étiraient sa bouche, l’air devenait tout à coup infâme. Mais à son âge, à quoi résister ? Un enfant doit obéir à ses parents.

Comme en cette soirée ridicule où Camille a rencontré l’homme qu’est son père. Cette carrure qui impose le respect à son fils qui ne se sent d’aucune valeur à ses côtés. Haram étudie pour devenir avocat, s’installer dans le cabinet de son père, s’échiner et s’acharner pour des dossiers et des affaires qui, manifestement, ne sont qu’injustices constantes. En observant les dessins se refléter sur les murs et le plafond de cette salle, brillants dans les iris constellés de l’infirmier, Haram pourrait rester des heures à les contempler. S’asseoir dans un coin, se faire oublier ; fermer les yeux et espérer que tout ira mieux après. C’est faux, il le sait. Il se mord la lèvre, pivote au compliment reçu. Il ouvre la bouche, n’en dit rien. Il sent ses oreilles rougir mais, dans le noir, ça ne se voit pas. En fait, il a juste envie d’embrasser Camille.

Il n’agit pourtant pas dans ce sens alors qu’avec d’autres, ils seraient déjà chez lui à réchauffer les draps. Avec Camille, Haram se sent différent et a envie de l’être. Brièvement. Parce qu’une fois l’ancolie disparue, il secoue doucement sa tête blonde pour se rapprocher de son interlocuteur qui lui propose de dîner ailleurs. — Oui, je connais un endroit qui va te plaire, il n’est pas très loin d’ici. Il abandonne une dernière fois ses yeux sur cette pièce qu’il admire tant et il fait signe à son interlocuteur de le rejoindre pour la fin de la visite. Une quinzaine de minutes plus tard, Haram tend à nouveau l’index pour désigner le restaurant auquel il a pensé. — C’est un café à thème, j’aime parfois venir ici pour dessiner. Il échange un regard avec Camille, pousse la porte de l’établissement et le patron semble étonné de le voir accompagné. Il en est un peu gêné, demande seulement une table où ils seront tranquilles.

Le nez plongé dans la carte proposée, bien qu’il la connaisse par cœur, Haram songe à nouveau  à cette envie qui s’est faufilée en lui à la galerie d’arts. Il se doute que Camille n’est pas comme lui à chercher une attention qu’il n’obtient pas chez lui, qu’il n'embrasse pas le premier venu. — Camille ? Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure quand je t’ai demandé pourquoi tu es venu me voir. A la soirée. De sa main gauche, il triture le bandage à son poignet droit. — Est-ce que tu l’aimes encore ta femme ? Parce qu’une bague ne signifie pas grand-chose. S’il l’aimait encore, il ne serait pas assis là avec un parfait inconnu qui lui causerait probablement bien des ennuis. Haram abandonne un soupir en finissant par tourner le visage, désireux de capter l’attention d’un serveur pour qu’ils puissent commander. Son estomac commence à crier famine.

outfit. )) L’art était représentatif sous toutes ses formes. Il n’était pas un artiste, il n’était peut-être qu’un compositeur. Il allait de pair avec les finitions et il se demandait si un jour Haram lui montrerait ses peintures et qu’en serait-il capable d’en obtenir. Il était convaincu que son interlocuteur avait un talent qu’on ne pouvait négliger et il avait hâte de le découvrir, mais il lui laissait le temps. Ce n’était pas à lui d’en décider et il lui montrerait le sien. Il ne savait pas combien il en connaissait mais il avait les moyens de lui nommer des noms de fleurs avec leurs spécificités uniques. Il ne savait pas à laquelle le référer, Haram, néanmoins, ça devait être une jolie fleur qui n’attendait qu’une seule chose ; celle d’éclore.
Même si Haram ne cesse de le surprendre qu’il en venait à se demander s’il ne l’avait pas déjà été, éclos. Éclos trop tôt, éclos trop tard, et on lui en a demandé, beaucoup, si peu quand il n’avait dû souhaiter que se perdre dans ses passions. Et il le comprenait. Il se laissa guider jusqu’à ce restaurant où il venait de lui dire s’y rendre souvent et il se l’imaginait bien à une table avec un carnet et un crayon à esquisser des traits qui soient pourvus de capacités à changer le monde.

« Ça a l’air bon. », dit-il en jetant un coup d’oeil aux plats déjà établis.

Il s’installa face à lui, posa sa veste sur le dossier de la chaise et remercia le serveur pour la carte. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu aussi faim qu’il ne sut quoi prendre tant tout ce qu’on y proposait lui ouvrait l’appétit. Il en était obnubilé qu’il attendit de passer commande avant de répondre aux interrogations de Haram, puis c’était également pour qu’ils soient plus tranquilles sans qu’on ne vienne les déranger. Le serveur n’avait plus qu’à déposer les plats. Il planta ses prunelles dans les siennes et sourit tristement.

« Est-ce que ça te ferait plaisir si je te répondais que je ne sais pas ?, lui dit-il, Tu sais, Haram, moi, je n’étais pas à l’aise en sa présence et toi, tu n’étais pas à l’aise en la présence de ton père. C’est sûrement égoïste de ma part mais, oui, je suis venu te voir autant pour me tirer d’elle que pour t’aider. Parce que j’ai essayé et que ça n’a pas marché, dit-il en faisant tourner son verre vide dans sa main, Si tu t’inquiètes de savoir si tous ces instants sont vains, c’est effrayant à dire mais je ne pense pas qu’ils le soient. »

Il s’arrêta dans son geste, se mit à sourire différemment et se pencha légèrement vers lui.

« Haram, toi et moi, nous sommes des particularités à ce monde, ne le crois-tu pas ? »

Il tendit la main vers son oreille et d’un mouvement agile il en sortit une rose en papier qu’il lui tendit. Petit tour magique qu’il réservait généralement à ses patients, mais Haram n’en avait-il pas été un ? Il se redressa et laissa le serveur poser les plats sur la table.