C’est une fin de journée qui s’approchait doucement pour Munbyul. Il était encore un peu tôt pour rendre les armes, mais il lui restait globalement une petite heure à tenir, et ce n’était pas forcément les heures les plus compliquées de la journée. On approchait de la fin de l’après-midi, alors la majeure partie des clients venait de partir, et elle comptait aux comptes-gouttes les nouvelles têtes qui venaient réclamer leur dose de caféine. C’était souvent le matin, en réalité, que Munbyul était la plus débordée. Elle accumulait les retraités qui venaient entamer une bonne journée avec un thé ou un café, ainsi que la population un peu plus jeune qui venait faire le plein d’énergie avant de filer au boulot. Le reste du temps, Seo-gu n’était pas connu pour être l’endroit le plus vivant non plus, au grand bonheur de la jeune coréenne. Elle commençait d’ailleurs à sentir les muscles de ses jambes l’élancer, faisant quelques mouvements d’étirements dès que possible. Il faudrait qu’elle envisage de s’inscrire à la salle de sport un de ces quatre, mais ce n’était clairement pas la priorité dans son budget.

Plateau à la main, elle venait poser deux tasses de café qu’elle venait de faire couler, les amenant à une table dans un coin du café. « Et voilà ! Bonne dégustation. N’oubliez pas de vanter mes mérites au patron si vous vous régalez ! » Lançait-elle pleine d’entrain, se permettant ce genre de commentaires avec les habitués uniquement, bien évidemment. Si elle espérait demander une augmentation de salaire un jour, il fallait bien que son patron la considère comme irremplaçable, n’est-ce pas ?

Retournant ensuite derrière son comptoir, elle commençait à venir mettre un peu d’ordre pour se faciliter le travail lorsqu’elle attaquerait le lendemain matin. Munbyul n’était pas forcément la fille la plus ordonnée de Seo-gu, mais quand ça concernait le travail elle essayait de faire le maximum, déjà pour sa réputation d’employée du mois - elle attendait toujours son portrait placardé dans le café mais ce n’était que partie remise - puis c’était toujours mieux d’arriver le matin quand tout était déjà à sa place. C’était d’ailleurs l’un des arguments de sa mère à l’époque pour qu’elle fasse son lit au réveil.

Le bruit de la porte du café la forçait à relever la tête, placardant son plus beau sourire commercial sur les lèvres. « Bonjour et bienv- ». Elle marquait un temps d’arrêt en reconnaissant la tête du dit-client et plissait les yeux. « Tu viens m’espionner sur mon lieu de travail ? ». Demandait-elle, l’air sérieux le temps de quelques secondes avant de lui offrir un grand sourire. C’est une époque qui avait vraiment manqué à Munbyul, de pouvoir tomber sur son frère par hasard dans la rue - ou dans le cas présent au café, plutôt que d’être condamné à ne se voir que quelques fois dans l’année lors des fêtes de famille et de rares vacances.

Seo-gu se parait d’un léger voile frais, laissant la brise de fin de journée parcourir les ruelles. Il n’était pas encore l’heure que les lumières ne s’allument mais cela ne saurait tarder maintenant ; l’automne arriverait bientôt. Les derniers jours de l’été étaient source d’une mélancolie douce qui parfois apportait son lot de rêveurs le nez au ciels, observant les nuages se prendre l’humidité en embonpoint tandis qu’ils se dirigeaient vers la mer.
Une fois n’est pas coutume, Munseo faisait partie de ces rêveurs, les yeux rivés sur le ciel, les sourcils froncés, les mains dans les poches de la vieille veste en jean limée aux manches et au col qu’il avait depuis le lycée. C’&tait rare qu’il mette une veste. Avec le vendeur de fruits et légumes c’était plutôt tout ou rien. Soir un t-shirt simple, soit une énorme doudoune qui lui tombait aux chevilles. Les rares costumes qu’il possédait prenaient la poussière entre ses t-shirts et ses jeans. Mais il faudrait peut-être bientôt les ressortis, en fonction des évènements qui allaient se dérouler.
Ses pas le menaient avec nonchalance jusqu’à un nouvel endroit, enfin nouveau… à l’échelle de Seo-gu. Deux années auparavant l’ancien salon de thé de madame Hong avait été racheté lorsqu’elle avait décidé de rejoindre son fils à Séoul, et maintenant se trouvait un étonnant café dans un angle de rue. Etonnant car l’enseigne neuve, venait contraster grandement avec toutes les autres du quartier qui étaient de guingois.
Depuis l’extérieur, Munseo pouvait observer les allers-retours de la serveuse, ne pouvant s’empêcher d’avoir un regard attendri. Munbyul était belle, elle avait toujours eu un joli visage, mais la voir ainsi sourire aux gens tout en virevoltant entre les tables, Munseo se rendait compte du passage des années et de la beauté de sa sœur. Une sœur terrible, capable de lui en faire voir de toutes les couleurs mais qu’il avait toujours aimé profondément pour sa spontanéité et sa gentillesse.
Il entra dans le café, laissant la cloche sonner et ne prenant pas la peine de retirer son éternel casquette noire de son crâne. Munbyul fit mine de s’offusquer de sa présence avant que son sourire n’illumine la pièce à nouveau. Les deux personnes âgées qui se trouvaient dans un coin de l’établissement saluèrent de la main le jeune homme. C’est dire qu’il était connu comme le loup blanc, lui qui résolvait tous les problèmes. Elu et réélu à la protection et au nettoyage du district nord de Seo-gu. Rendant le signe par une salutation respectueuse aux deux amis qui bavardaient ensemble, il prit place sur l’un des tabourets dans l’angle le plus proche de la caisse ou se trouvait Munbyul.

« Exactement ! Je veux être certain que tu ne mets pas le feu au quartier pendant que j’ai le dos tourné. »

Les plaisanteries d’enfants lui avaient manqué, toutes ces années sans elle, à s’échanger des lettres. C’était leur truc à eux, les taquineries même dans les instants les plus tendres.

« Tu aurais encore du thé oolong ? »

Munseo n’est pas le genre de personne a avoir beaucoup de temps libre, son sommeil n’est pas un problème, il dort peu et cela lui suffit… et vue la vie menée par Munbyul cela devait certainement être de famille. En revanche il se savait très semble au café que ce soit au niveau de l’éveil que de l’estomac et était donc devenu l’ambassadeur du thé oolong dans sa propre famille. A tel point que ses parents lui réservent encore aujourd’hui un étage entier dans la porte du frigidaire pour ses bouteilles de oolong. Un véritable privilège.
Les cernes creusés sous ses paupières n’étaient pas dû à sa trop grande activité nocturne dans les ruelles, mais bien les préoccupations qui lui encombraient la tête, les pensées étaient un fléau qu’il se refusait à subir la plus part du temps, mais là il n’avait pas le choix. Beaucoup de choses difficiles c’étaient passées dernièrement et il fallait qu’il fasse face à la réalité des choses, il fallait qu’il prenne ses responsabilités.

Munbyul avait le droit à une visite surprise au boulot aujourd'hui, celle de son frère. Immédiatement, Munbyul prenait un air sérieux et l'interrogeait sur la raison de sa présence ici, sans même prendre en considération qu’avant d’être son frère, il pouvait tout autant être un simple client venant réclamer sa dose de caféine, ou de théine, dans son cas. Son air sérieux laissa la place à son éternel sourire, avant de reprendre une mine outrée à la réponse de ce dernier. « Comment osez-vous lancer de telles accusations ! Mon seul crime ici, c’est de ruiner le cycle de sommeil des clients, à la limite ! ». Rétorquait-elle dans un surjeu théâtrale avant de se poster devant sa caisse et le regarder prendre place sur l’un des tabourets. Elle se retournait alors suite à la commande du coréen, hochant la tête. « Affirmatif, mon capitaine ». C’était peut-être l’avantage de travailler dans une grande chaîne, mais le café était rarement en rupture de stock sur la plupart des produits, sans prendre en compte qu’elle passait plus de temps à servir des cafés que du thé.

Elle s’attaquait alors à la préparation de la boisson du jeune homme, lui lançant quelques regards de temps à autre pour rester attentive. « Aucun drame à signaler dans le quartier aujourd’hui ? Tout se passe bien au magasin ? ». Pour être au courant des dernières actualités de Seo-gu, il n’y avait probablement pas meilleure source que Munseo lui-même. Elle pourrait même le suspecter d’avoir un réseau de caméras cachés dans les rues tellement il semblait être partie intégrante du quartier. Elle l’était un peu à sa manière également, mais à côté de Munseo elle faisait pâle figure. C’était la raison pour laquelle il était à la tête du groupe de protection et nettoyage du quartier, de toute façon. Il réunissait toutes les qualités nécessaires en une seule personne : apprécié de tous, et toujours prêt à rendre service sans demander son dû, une aubaine pour les habitants de ce quartier.

Une fois la commande du jeune homme prête, elle venait poser la tasse devant lui sur le comptoir. « Va pas te brûler, c’est encore chaud ». Elle posait ensuite ses coudes sur le comptoir, venant loger son visage entre ses deux mains tout en regardant son frère. Elle remarquait très vite sa petite mine fatiguée, du moins ce qu’elle en déduisait. Ils partagaient les insomnies, probablement un gène des Park. « T’as pas l’air en grande forme, oppa ! Y’a trop de boulot au magasin ? ». De mémoire, Munbyul pouvait probablement compter sur les doigts d’une main les fois où elle avait entendu son frère se plaindre - sérieusement, du moins, si on oubliait toutes les fois où elle avait cherché à le pousser à bout en se montrant chiante délibérément. Cependant, ça ne changeait pas le fait qu’il était en droit de se plaindre s’il tel était son souhait après tout, en regardant son investissement vis-à-vis du quartier. Sans compter sur le fait qu’il restait un être humain et avait bien évidemment une vie privée à côté de tout ce joli bordel organisé.

Le temps avait été long sans Munbyul dans ses pattes. Munseo ne l’avait pas vraiment remarqué sur le coup, mais elle lui avait terriblement manqué toutes les années où elle était partie vivre avec leurs parents. Maintenant qu’elle était là, son petit singe, il avait l’impression que son univers était un peu plus complet, comme si elle avait été la pièce d’un puzzle manquant que l’on vient de découvrir. Au fond, bien que leurs actions soient différentes, ils étaient très semblables. Les enfants Park étaient serviables, attentifs aux autres et polis ; leurs parents ne cessaient de se morfondre au sujet de leurs choix de vies, mais au fond, tous le monde vous le dirait dans Seo-gu ces deux là étaient peut-être les mieux élevés du quartier.
Munseo observait sa petite sœur dans son rôle de serveuse, fier sans trop le montrer. Elle était capable de trouver sa place où elle le souhaitait, elle pourrait devenir présidente du monde sa petite sœur, du moins c’est ce qu’il pensait.
Souriant à ses remarques il enleva son manteau, sa casquette, et senti un poids pesant tomber de ses épaules, la lourdeur de la fatigue s’atténuant un peu pour laisser un sentiment las le prendre par la nuque.

« Chuseok a été très animé cette année. Plus le quartier vieillit plus il y a de célébrations pour nos ancêtres… je ne sais pas quoi en penser Monkey. Est-ce qu’on devrait rendre le quartier plus attractif pour les jeunes … pourtant les loyers sont si peu cher aussi… »

Au fond, Munseo ne s’adressait pas directement à Munbyul, ressassant à voix haute plutôt ce qu’il se disait à lui-même jours après jours, tiraillé par ce que désiraient les habitants actuels et la réalité de leur quartier.

« Oh. Merci ! » s’exclamât-il en faisant un mouvement de tête vers sa petite sœur lorsque cette dernière posa la tasse devant lui. Il aimait l’odeur de ce thé, s’était même peut-être l’une de ses odeurs favorites. Sa jeune sœur l’avertit sur la température et se planta devant lui. Oui, il était fatigué, il ne pouvait certes lui cacher, de plus il n’avait jamais menti à Munbyul, ils ne pouvaient pas se mentir, ils n’avaient pas le genre de mauvaises relations de frères et sœurs.

« Oui…enfin non… le magasin va bien. Ajumma m’a dit de partir car je n’étais pas utile donc tout va bien. Mais … j’ai fais beaucoup de rondes dernièrement, il faut préparer l’hiver, il va commencer à faire froid… et je m’inquiète pour les gouttières. »

Perdu dans ses pensées, son visage posé dans la paume de sa main, Munseo parlait en remuant la cuillère dans sa tasse. Il n’était pas le plus bavard du monde. Mais avec Munbyul c’était comme se parler à lui-même. Se rappelant qu’il avait quelque chose à dire à la jeune fille, il se redressa soudain de toute sa taille.

« Oh Monkey, j’ai oublié de te dire…j’ai rencontré au festival il y a quelques semaines un dessinateur comme toi. Je pensais l’inviter à Seo-gu pour les fêtes d’hiver. Il dessine très bien et vous pourriez faire une fresque dans la salle des fêtes et des portraits pour les habitants du quartier comme cadeau du loto ? »

En exposant son plan, Munseo mima la fresque, la taille des feuilles et même le griffonnage, très investit dans cette idée qui lui avait traversé l’esprit au petit matin après s’être réveillé de sa trop courte nuit de sommeil.