Tenue | Han Chul Hei vivait un rêve éveillé depuis deux jours. Du bout de ses doigts fins, il avait l'impression de toucher ses désirs les plus fous. En effet, il avait eu cette opportunité incroyable de pouvoir suivre un groupe de danseurs dans deux dates de leur tournée de représentations. C'était tout ce dont il avait eu envie depuis qu'il s'était tant intéressé à la coiffure. S'approcher des stars, les rendre belles et se faire connaître de cette façon. Demeurer dans l'ombre tandis qu'un nom tournerait sur les lèvres. A l'évidence, il devait remercier Bakh Chin Mae. C'était le chorégraphe de ce groupe. Chulhei avait eu à le coiffer lui pour son évaluation et les choses avaient vite tourné entre eux. Ils avaient passé la soirée ensemble et le coiffeur riait encore en repensant à sa tentative désespérée de lui apprendre à danser. Chulhei était bien plus doué de ses mains que de ses pieds.
En tout cas, Chulhei abordait cette seconde date avec autant de bonheur que la précédente. Bien sûr, il se sentait fatigué, mais l'excitation le faisait tenir. C'était la première fois qu'il avait un tel contrat, il ne pouvait pas se permettre de ne pas assurer. Le jeune homme désirait toujours se surpasser et encore plus en ce qui concernait sa passion et son avenir professionnel. La veille, il avait coiffé durant des heures durant, arrangeant les têtes ébourriffées entre plusieurs chansons. Il n'avait pas été le seul coiffeur, cela n'aurait pas été faisable, mais l'équipe avait été plus réduite. Un coiffeur s'occupait de deux ou trois personnes à la fois. C'était un rythme différent, cependant le contact avec ces personnes apportaient beaucoup à Chulhei. Il avait clairement trouvé sa voie.

Chulhei avait passé la matinée à préparer ses affaires, son poste, et à revoir les coiffures de la veille. Avec les trois autres coiffeurs, ils avaient pu avoir des photos de la représentation afin d'en faire une sorte de débriefing. Chacun aidait les autres avec ses points de vue et ses idées. Chulhei exerçait cet entraînement pour la première fois, malgré cela, il ne restait pas en retrait ; bien au contraire car il était un professionnel lui aussi. La matinée se déroula assez vite et ils prirent leur pause repas un peu avant quatorze heures. Chulhei n'avait pas eu l'occasion de voir Chinmae jusqu'alors. Il le cherchait des pupilles en mangeant son sandwich, mais il devait sûrement être encore en train de répéter avec les danseurs. Il abandonna un faible soupir, un peu déçu.
Extirpant son téléphone portable de sa poche, il pianota alors plusieurs longues minutes dessus. Il ne releva le visage que pour saisir sa bouteille d'eau, mais son regard fut surpris d'apercevoir une personne qu'il n'aurait jamais cru revoir. Un fantôme de son passé. Il en eut la nausée et des frissons d'effroi le parcoururent. Il se mit à paniquer, ignorant si l'autre l'avait vu ou non, mais sa poitrine devint douloureuse. Il plaqua sa main tout contre, serrant son haut à l'emplacement de son coeur. Sortir. Il devait sortir et prendre l'air. Il suffoquait. Attraper son sac. Chercher... chercher quoi ? Ses pieds le guidaient plus que ses sens et il tomba en ouvrant la porte de sortie. Là, sur le trottoir, le soleil lui brûlait la rétine et sa respiration commençait à siffler. Il lui fallait son aérosol qui avait roulé de son sac, juste à quelques centimètres.
Pourquoi fallait-il que cela arrive aujourd'hui ?

L'été s'était installé sur Busan et il faisait de plus en plus chaud chaque jour. Chin Mae restait fidèle à lui-même comme chaque coréen et n'aimait pas réellement le soleil. Il appréciait les beaux jours et qu'il fasse chaud au lieu qu'il fasse froid mais, s'il pouvait éviter le soleil, cela l'arrangeait bien. Ce n'était pas pour autant qu'il allait se couvrir de sorte à ce que cela ne touche pas son corps ; il n'était pas excessif non-plus. C'était contradictoire mais ce n'était pas comme s'il en avait quelque chose à faire.
Malgré tout, il trouvait cela bon signe qu'il fasse beau. Les gens commençaient à sortir plus souvent et même lui en profitait comme tout bon jeunes de son âge, même s'il avait beaucoup de travail. En ce moment, il était toujours concentré sur la tournée dont il avait chorégraphié la danse mais avec l'envergure que cela avait donné avec la première représentation, il était davantage sollicité. Il continuait à se faire un nom au fil des jours et il avait déjà débauché deux contrats pour les jours à venir. Il était satisfait, heureux de voir qu'avec tout le mal qu'il s'était donné et qu'il se donnait, cela portait ses fruits. Bien qu'il resterait toujours des séquelles, il continuait à reprendre confiance en lui.
Puis, avoir pu offrir l'opportunité à son nouvel ami, Chul Hei, d'être coiffeur pour les deux représentations à Busan lui avait également permis de ne plus avoir peur de ses propres moyens. Il n'avait pas eu de doutes mais cela s'était très bien passé pour la premières représentation. Il avait eu de bons retours et il s'était empressé d'en informer le coiffeur. Chul Hei le méritait et il espérait que cela l'aiderait lui aussi à se faire un nom dans ce monde où il était pour la plupart du temps difficile de s'y faire une place. Il fallait dire qu'il y avait trop de mondes, des personnes fausses, faisant croire de posséder un don, d'autres étant réellement des artistes mais vite rembarrer à cause de la mauvaise chance, et tant d'autres encore. Il se devait donc de garder en tête quelle chance il avait, même si parfois il se disait ne pas la mériter.

Aujourd'hui avait lieu la seconde représentation. Bien évidemment il était présent et il était là pour aider les danseurs et danseuses à ne pas stresser car, après tout, ils avaient bien réussi la veille. Il les encourageait, il les aidait si d'un seul coup ils avaient un trou et il revoyait avec eux les pas comme cela avait son importance. Il était aussi nerveux qu'eux car tout pouvait arriver. Ce soir, certains spectateurs étaient probablement les mêmes mais les autres ne l'étaient pas. Est-ce que le public serait encore conquis ou est-ce qu'au contraire cela les déplairait ? Ce n'était pas la première chorégraphie dont il était l'auteur mais il y avait toujours un doute.
Alors qu'il s'occupait de deux danseuses, il vit Chul Hei, blanc comme un linge, sortir précipitemment par la porte qui donnait à l'extérieur pour ceux souhaitant fumer ou prendre l'air. Inquiet, il s'excusa auprès des deux demoiselles face à lui et partit le voir. Il restait quelques têtes à coiffer mais rien de bien méchant, puis il y avait d'autres coiffeurs. Il retrouva le coiffeur et vit qu'effectivement ça n'allait pas fort. Il attrapa l'aérosol qui avait roulé hors de son sac et le lui tendit. Il était habitué à ce genre de situation, il y avait un danseur dans cette équipe qui était asthmatique.

« Est-ce que ça va aller ? »

Il lui demanda de l'attendre ici et partit chercher une bouteille d'eau. Quand il revint, il la lui tendit car boire lui ferait du bien. Il en était persuadé. Il l'aida également à s'asseoir contre le mur puis s'installa à côté de lui.

« J'espère que tu ne stresses pas par rapport au travail car ça va m'inquiéter de la pression que tu as pu te mettre alors qu'il n'y avait pas besoin que tu t'en fasses, tenta-t-il, Tu travailles très bien et on n'a rien à redire là-dessus. »

Il essayait de le rassurer mais il le connaissait à peine. Ils n'avaient pas eu le temps de se voir avant les représentations, ils n'avaient fait que s'envoyer quelques messages. Il finit par regarder en face de lui parce qu'il ne souhaitait pas le rendre encore plus mal en gardant un regard fixe sur lui. Il resta patient et attendit.

Il ne se rendit pas tout à fait compte de ce qui était en train de se dérouler. Il sentait simplement le sol sous ses genoux et sa respiration qui se bloquait. Il avait comme l'impression infernale d'être pris dans un étau qui se resserrait un peu plus à chaque fois que sa poitrine tentait de bouger. Allait-il mourir ainsi ? L'image de cet homme qu'il venait d'apercevoir se reflétait dans son esprit, puissante, brûlante. Chulhei avait envie de crier, de hurler, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il n'arrivait plus à coordonner quoique ce soit, bien qu'il suppliait son corps de ne pas le lâcher. Sauf que le passé était le passé. Chulhei avait beau avancer de mieux en mieux chaque jour, ces blessures le poursuivaient sans relâche.
Le jeune homme eut une vague conscience, quelques secondes, qu'il y avait quelqu'un près de lui. Il avait son aérosol dans sa main à présent, mais le geste demeurait lourd à faire. Il tâtonna pourtant dans le vide, sans savoir bien ce qu'il recherchait. Il se revoyait des années plus tôt, plus jeune, à sourire à cette personne qui le fit sombrer dans l'horreur si vite. Prends une bouffée de ton médicament. Il se voyait tiré en arrière, avec des fausses joies, de la lâcheté. Allez, Chulhei, tu peux le faire. Puis il se débattait, criait, en vain.
Il entendit le son d'une porte qui claquait et il inspira une longue bouffée de cette aide vitale. Ses pupilles reprirent doucement conscience d'où il était, revoyant les événements de la veille, de la matinée. Exténué, il remonta ses genoux contre sa poitrine encore suffocante et enfouit sa tête dans ses bras. Ainsi prostré, il avait la sensation d'être protégé. C'était idiot. A nouveau, il entendit une voix qu'il connaissait bien. Chinmae était installé à côté de lui, mais il n'osa pas relever le visage. Il ne pleurait cependant pas, sa frayeur se situait bien au-delà des larmes. Il ne but pas tout de suite, demeurant silencieux, écoutant les battements de son cœur qui tâchaient de reprendre une contenance. Sur l'instant, il eut envie de tout abandonner et de s'en aller, pourtant...

« Ce n'est pas ça. »

Sa voix était un peu plus rauque qu'à l'accoutumée, écorchée.

« Ce n'est pas ça, reprit-il, s'il-te-plaît, continue de me parler. Parle-moi de ce que tu veux... »

Il fallait juste détourner l'attention de Chulhei vers autre chose afin qu'il puisse revenir complètement. C'était une technique qu'un médecin lui avait apprise, mais elle ne fonctionnait pas à tous les coups. Là, Chulhei savait qu'elle marcherait car il avait été capable de parler lui-même. Cela prouvait que sa crise commençait déjà à s'estomper.
En effort supplémentaire, il finit par redresser son visage pour attraper la bouteille d'eau et, d'une main encore un peu tremblante, la porter à ses lèvres. Il but un peu, mais il effectua cette manœuvre plusieurs fois d'affilées. Quand il reposa la bouteille à moitié vide, il déposa sa main froide sur le bras de son interlocuteur. La chaleur de son être l'apaisa avec douceur et il le remercia du bout des lèvres. Il le voyait dans ce qui pouvait être son pire instant de faiblesse mais il était encore assis près de lui. Cette pensée réchauffa le cœur du jeune homme.

« Je suis désolé, j'espère que je n'ai pas tout gâché... »

Il comprendrait très bien que son aîné lui dise de reprendre ses affaires et que cette seconde représentation s'arrêtait là pour lui. A l'évidence, Chinmae n'avait pas l'air en colère, mais Chulhei ne pouvait pas s'empêcher de se dire qu'il ne savait pas de quelle manière il parviendrait à se remettre debout pour retourner dans cette salle. Rien qu'à cette pensée, sa main se serra un peu plus sur la bouteille qu'il venait de reprendre.

Il en avait connu des situations comme celles-ci. Chaque jour, ils subissaient une pression énorme. C'était comme ça que cela marchait dans ce pays. On attendait toujours beaucoup de tous et si on était un échec, on était rejeté de la société. Pourtant, l'échec n'était pas en soi forcément quelque chose de mauvais. Pour avancer dans sa propre voie ou se rendre compte qu'on n'avait pas choisi le bon chemin, il fallait connaître des échecs. C'était ce qu'on appelait des expériences et grâce à ces expériences on parvenait à aller de l'avant. Sauf que la société actuelle voyait toujours d'un mauvais oeil les échecs. Un seul mauvais pas et ça pouvait vous coûter toute votre vie. Ainsi vivaient-ils et c'était bien triste.
Il savait. Il savait qu'on l'avait regardé comme un paria pendant des mois durant son lycée et après. Son père n'avait que faire de l'endroit où il le frappait et que cela puisse se voir ou non. Il avait des ami(e)s, certes, mais on chuchotait dans le couloir dès qu'il passait. On disait de lui beaucoup de choses qui n'étaient pas vraies et, quand malheureusement il se retrouva mêler à une bagarre, les rumeurs ne mirent que peu de temps à circuler davantage dans l'école. Ce garçon, il n'irait pas loin. Il finira probablement dealeur ou dans un gang. Il finira à la rue comme tous les autres. Il finira par être tué ou par se tuer. Etc.
Aujourd'hui encore, il se demandait pourquoi la chance avait tourné pour lui. Oh, il n'avait pas tenu compte de tout ce qui se disait sur lui et avait continué à travailler dur. Mais l'année après son lycée ne s'était pas bien passé. Alors, il avait fini par y croire et malgré tout, il était là aujourd'hui à vivre. Vivre dans un pays sur lequel il avait longtemps été en colère. Sa colère n'avait pas totalement disparu mais elle avait diminué. Il voyait les choses sous un autre angle et il essayait de relativiser comme le lui avait appris son psychologue. De toute façon, pour vivre, il fallait subir alors il subissait. Que ce soit de son travail ou vis-à-vis de sa vie privée. Et pour Chul Hei, qu'avait-il subi pour en arriver là ?
Et après on s'étonnait que le Dark Vice avait vu le jour. Pour toutes ces personnes ne comprenant pas ou le comprenant mais ne l'acceptant pas la réalité, il était normal qu'un contre à Vice se soit mis en place parce que, via cette application, la société avait davantage le pouvoir de contrôler ses pièces sur l'échiquier. Or, ils n'étaient que des êtres humains.

« J'ai été anorexique plus jeune, dit-il, C'était le bazar dans ma vie. Mais je me soigne. »

En fait, il ne savait pas trop quoi lui dire, même s'il sentait qu'il pourrait tout lui confier sans que cela ne bouscule leur relation. Il le regarda et sourit. Néanmoins, le coiffeur n'avait pas besoin d'entendre ce qui avait pu se passer dans sa vie alors que lui-même souffrait en ce moment même. Il n'avait pas besoin de l'entendre dire qu'il revoyait son père au moins deux fois par an et que cela finissait toujours mal. Qu'il n'avait toujours pas le cran de lui dire d'arrêter. Son histoire toute entière, il la lui dirait en temps voulu.

« Si tu n'as pas envie d'en parler, je ne te forcerais pas, dit-il, Mais si tu as besoin, je suis là. Puis, continua-t-il, repose-toi. J'ai dit à l'équipe que tu avais besoin de repos. De toute façon, il ne restait que deux personnes à coiffeur donc ils vont s'en sortir. Tu as fait de l'excellent travail hier et aujourd'hui donc ne t'inquiète pas d'avoir gâché quoi que ce soit. Ça ne te pénalisera pas. »

Il serait bien resté auprès de lui plus longtemps mais on vint l'appeler. Il s'excusa auprès de lui et lui dit de prendre son temps pour revenir auprès d'eux. La représentation se passa très bien et fut encore un succès. Chul Hei était revenu avant le début et put faire des retouches à l'équipe entre chaque scène. Quand ils eurent fini d'aider à tout ranger, ils sortirent dans l'air frais estivale du soir et décidèrent d'aller fêter ça au restaurant. Ça parlait, ça s'enthousiasmait, ça s'esclaffait et comme cela était fini pour lui mais que cela lui avait fait ressentir beaucoup d'émotions, Chin Mae s'isola dans un coin et ferma à demi les yeux. Il appréciait ces instants et les entendre tous faire part de leur joie. Quand il sentit une présence auprès de lui, il rouvrit cependant ses yeux et regarda Chul Hei.

« Tu as meilleure mine. »

Cet homme qu'il avait aperçu et qui l'avait mis dans cet état sans même le savoir était l'une de ses précédentes relations amoureuses. Celle qui l'avait détruit et qui l'avait conduit à suffoquer autant. Des années plus tard, il en conservait des séquelles, des images terribles dans son esprit. C'était pour cela que Chulhei avait du mal à accorder sa confiance, bien qu'il soit très avenant et agréable face aux autres. On ne pouvait pas vraiment dire qu'il s'agissait d'une façade, car Chulhei était un jeune homme sociable, mais il ne s'aventurait jamais bien trop loin sur les terrains qu'il jugeait dangereux pour lui. Il pouvait ainsi parfois passer pour quelqu'un qui se défile. Néanmoins, ce que cet homme lui avait fait... Il n'arrivait toujours pas à en parler. Ca ne l'empêchait pas de vivre au quotidien, c'était juste une ombre qui planait au-dessus de lui. Et, comme aujourd'hui, cette ombre l'engloutissait tout entier. Impossible de parler, impossible de respirer.
Il était vraiment reconnaissant de l'aide que lui apporter Chinmae sans même s'en rendre compte. Il était juste là, pour l'épauler et le rassurer. Chulhei ne s'attendait pas à ce qu'il lui parle de son anorexie qui était sûrement un sujet très sensible pour le chorégraphe. Il en fut étonné, mais il ne parvint pas à reprendre la parole lui-même, se contentant de hocher doucement le visage en se concentrant sur sa respiration. Ses poumons fonctionnaient de nouveau et c'était ça qui terminait de le rassurer. Il voulut tendre une main vers son interlocuteur, mais celui-ci s'excusa pour retourner auprès des danseurs. Chulhei comprenait, il ne lui en voulait pas. Se retrouver seul lui permit de, avec douceur, se relever à son tour et de faire quelques pas. Les mains encore tremblantes, il pianota sur son téléphone portable pour noter sa crise en ce jour. Il noterait plus tard les effets et le temps qu'elle avait duré. C'était une sorte de journal que lui avait une fois conseillé un médecin.
Et, le plus important, fut la force qu'il parvint à trouver tout au fond de lui-même pour retourner à son travail. Il savait qu'il ne devait pas se laisser emporter par ses émotions, mais que, surtout, son travail était très cher à son coeur. Il ne fallait pas tout gâcher maintenant. Avec satisfaction, bien qu'exténué à cause de cette crise, le coiffeur réussit à assurer durant les deux heures de spectacle qui s'ensuivirent. Il s'imprégna tout entier de l'ambiance du show et ses mains firent des miracles sur les têtes décoiffées. Une fois la représentation terminée, tout le monde s'applaudit et se félicita pour ces deux dates qui furent une véritable ovation. Pour fêter cela, l'équipe au complet se dirigea vers un restaurant et Chulhei parvint à manger, à son plus grand soulagement.
Ce ne fut qu'un moment plus tard qu'il put retrouver Chinmae, les yeux mi-clos. Il sembla sentir sa présence car il n'eut pas besoin de l'appeler pour le réveiller. Il lui sourit doucement en s'installant près de lui. Il rajusta sa combinaison, retirant néanmoins le foulard qu'il avait à son cou pour l'enrouler autour de son bras, jouant plus ou moins avec.

« Après un bon repas, ça va toujours mieux », dit-il.

Ils échangèrent un regard puis le jeune homme reprit la parole.

« Merci encore pour tout à l'heure. Je... je sais que tu m'as parlé d'une chose très personnelle. (Il se mordilla un peu la lèvre avant d'ajouter encore :) Si tu veux en parler encore, tu peux le faire car j'ai moi aussi eu des problèmes avec la nourriture. J'étais boulimique, à ton inverse, même si en me voyant aujourd'hui on ne le croirait pas. »

Chulhei n'était pas encore prêt à lui raconter l'histoire qui l'avait mis par terre quelques heures plus tôt. Cependant, discuter de cette autre partie de son passé était moins difficile, bien que tout aussi privée. Il passa une main dans ses cheveux en déposant son foulard sur sa jambe.

« J'ai vu mon grand-père mourir sous mes yeux. Je n'étais qu'un enfant à l'époque, je n'ai pas su quoi faire en le voyant tomber par terre alors que j'étais parti jouer chez lui. Ce n'est qu'ensuite que j'ai appelé la voisine d'à côté et les secours sont arrivés, mais c'était déjà trop tard depuis longtemps. »

Il déglutit avec difficulté. Ce n'était jamais agréable de revenir sur ce genre de choses. C'était suite à ce traumatisme que le coiffeur avait commencé à se rabattre sur la nourriture. Il y avait aujourd'hui encore de la culpabilité en lui, mais il avait été rassuré et il avait compris qu'il n'aurait rien pu faire d'autre. La crise cardiaque avait frappé d'un coup, saisissante...
Reportant son regard vers les membres de l'équipe, Chulhei finit par changer de sujet.

« En tout cas, j'espère que j'aurais d'autres occasions comme celle-ci. Je me suis bien amusé et c'est une expérience extraordinaire. Toi aussi, ajouta-t-il, je t'ai trouvé très professionnel. Tu crois qu'on aura de nouveau l'occasion de danser ensemble ? »

Il se revoyait tâcher d'apprendre des conseils de Chinmae sans que cela porte pour autant ses fruits.
Du bout des lèvres, il abandonna un soupir d'aise. Toute la pression retombait en cette fin de soirée.

Même s'il appréciait ces moments, il avait parfois du mal à gérer le flots d'émotions qui s'insinuait en lui quand cela arrivait. Il avait connu de sombres instants pendant de longues années et quand la lumière, enfin, se révéla dans cet océan de noirceur, il s'était retrouvé à être effrayé alors que cela aurait dû l'apaisé. La route fut longue jusqu'à ce qu'il consente à ne plus trembler face à ce qui ferait son bonheur mais le voilà là où il en était aujourd'hui. À croire en l'impossible et à donner sa chance à ceux qui le méritaient et qui, pour la plupart, avaient souffert comme lui.
Parce que, malheureusement, il y avait toujours une part d'ombre dans chaque être humain. On pouvait vivre aisément mais pas facilement dans ce monde. Il était danseur professionnel mais il savait qu'une seule erreur pouvait lui coûter sa carrière alors rien n'était facile, encore moins pour une personne comme lui. Toujours instable, à devoir se réfugier hors de cette gaieté et de ces visages souriants qui finissaient à chaque fois de lui rappeler qu'avant il n'était que le néant. Incapable de se lever, de prendre part à la vie et de se battre pour la partie qui en valait la peine. Cela lui rappelait à quel point il était comme les autres... Rien de moins qu'un être humain.
Qu'en était-il de Chul Hei ? Lui qui avait vécu des choses difficiles comme lui. Que ressentait-il en cet instant ? Chul Hei était différent de lui, c'était une personne plus sociable qui allait plus facilement vers les autres que lui. La preuve était qu'il était venu vers lui alors que lui-même aurait pu le faire. Il l'écouta parler silencieusement et le trouva même courageux. Il lui avait avoué avoir été anorexique mais là, en cet instant, il se sentait incapable d'en dire plus. Pourtant, son psychologue lui avait déjà fait part une fois que de parler à une autre personne apte à recevoir ses sentiments serait une bonne chose pour lui. Cela serait même un avancement dans sa guérison. Sauf qu' il n'était pas convaincu par le fait qu'extérioriser son histoire l'aiderait. N'avait-il pas déjà fait assez ?
Il avisa qu'il tremblait légèrement mais mit ça sur le compte de la fatigue. Outre le fait qu'il avait encore un peu peur de ces moments de joie dont on lui faisait part, il n'était pas non-plus à même de partir sous un minable prétexte. Il affrontait car cela était comme un exercice dont il remplissait la jauge à chaque fois qu'il se présentait à lui.

« Merci, dit-il, Merci d'avoir fait de l'excellent travail et merci de m'avoir confié une partie de ton histoire. Je sais que ce n'est pas facile à faire. »

Il regarda à son tour son équipe et se mit à sourire. Il n'y avait pas grand-chose à ajouter à ce que Chul Hei avait pu lui confier. Puis, si cela était le cas, ils auraient l'occasion d'en reparler comme ils étaient visiblement amenés à se revoir. Ils s'appréciaient et personne, pas même eux, n'aurait pu le nier. Il se mit à sourire et sortit son téléphone portable de sa poche. Il les prit tous les deux en photo avant de prendre son équipe.

« Je suis persuadé qu'on se reverra et que j'arriverais à t'apprendre à danser. »

Il se mit malgré tout à en rire car il avait bien appris l'autre jour qu'il y avait un long travail à faire avant que le coiffeur ne coordonne avec soin les pas de la danse qu'il avait toujours envie de lui faire apprendre. Il s'alluma une cigarette comme il était autorisé de fumer dans le restaurant et sourit. Quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, la vie continuait son cours.