outfit. )) Ça fait mal. Et il ne sait pas tellement si cela le rend plus vivant. Lassant. Tout ça. Toute cette vie, vide, dont il n’arrive pas à se défaire. Passer à autre chose ? Il aimerait tellement. Mais Haram n’y parvient pas. A chaque fois, c’est la même chose. Il se croit infaillible, provoque et les remords gangrènent avec véhémence dans tout son être. Effrayé ; effrayant.

Il porte la main à sa lèvre abîmée, esquisse une légère grimace qui tire davantage sur cette blessure. A quoi ressemble-t-il ? Il a bu, à peine. Il n’est même pas assez saoul pour ne pas être blessé dans son égo. Déglutir est douloureux aussi quand les mots s’invitent dans son esprit. Toutefois, alors qu’il quitte cette soirée où tout a dérapé, le jeune homme a bien plus mal à sa main, à son poignet plus exactement. Remettre son béret sur sa tête lui cause une décharge qui irradie dans tout son bras qu’il laisse retomber, inerte, le long de son corps. Sa chemise blanche a rougi, là, sur le col ouvert sur ses clavicules. Il pourra la jeter. Elle est fichue. Comme lui.

Les prunelles qui s’étirent vers le ciel espèrent doucement que demain tout ira mieux. Après tout, il a cherché cette bagarre. Il n’a même pas tenté de se défendre. Les coups ont plu sur lui et il a seulement résisté, s’est remis debout à la fin. Le cœur serré et les peurs au ventre. C’est faux, demain, rien n’ira vraiment mieux. Alors il erre un peu, sait bien qu’il doit se rendre à l’hôpital car son poignet ne guérira pas tout seul. Il commence déjà à être un peu violacé, là, à la lueur de la lune. Haram soupire, retient ses larmes et rejoint les urgences.

Il attend d’être pris en charge, a rempli de sa main valide la décharge à ses frais – ce ne sera ni la première ni la dernière. Heureusement qu’il a de l’argent pour panser ses bêtises. Et tout autour de lui d’autres inconnus souffrent plus ou moins en silence. Haram les observe sans rien dire, soutient seulement son poignet de son autre main. Attend. Longtemps. Combien ? Il a oublié son portable, ou il l’a perdu. Il ne sait pas vraiment. Il s’efface et se confond dans le paysage durant quelque temps jusqu’à ce que son nom retentisse dans la salle. On lui demande de suivre, on le guide jusqu’à un box où un infirmier l’attend. Ce serait bien le seul à l’attendre. Ça le fait à peine sourire alors qu’il y entre et que personne n’est encore là.

Il s’installe sur la table d’auscultation, laisse ses iris se perdre dans l’espace tout à fait impersonnel. Ça sent le détergent et les gels désinfectants. Haram balance doucement ses pieds dans le vide, porte son attention sur la silhouette qui, enfin, s’invite à son tour dans l’espace. D’abord, il continue de se taire. Il regarde cet homme qui ne doit pas être beaucoup plus âgé que lui et qui a réussi sa vie. “C’est la première fois qu’un infirmier comme toi s’occupe de moi.” Parce qu’il est beau. Parce qu’il donne envie de pleurer, aussi. Les autres, ils étaient tous bien plus vieux, beaucoup moins attirants. “C’est mon poignet droit, Monsieur Yung.” Haram n’a pas perdu de temps, il a déjà lu son identité sur sa blouse blanche.

Je crois bien que je l’ai cassé ;
comme tout ce que je touche.

Ça volait en éclats. Il s’était écorché les doigts en ramassant les morceaux et les avait vus s’effriter entre ses doigts sans qu’il n’ait eu le temps de les recoller. C’était irrécupérable et il avait songé que c’était ce à quoi ressemblait sa vie depuis le début. De perpétuelles agitations et le calme après la tempête n’était qu’un songe irréel qu’il n’entrapercevait pas puisque les éclaircies étaient inexistantes. Il avait essayé, pourtant, Camille, et il n’en avait plus envie. Il préférait entendre ses cris et rester silencieux au lieu de s’y joindre. Il avait assez donné de lui dans cette partie et il avait perdu. Ce n’était pas grave, ce ne serait pas la première fois. Il partait plus tôt au travail, rentrait plus tard et se demandait quand est-ce que son existence était-elle devenue un trou noir. Il n’avait rien auquel se raccrocher si ce n’était ses patients et les fleurs qui peuplaient le globe terrestre envers lesquelles il s’inspirait de plus en plus de leur zèle apaisant aux âmes déchirantes.
Son entourage s’inquiétait, c’était certain. On le voyait déambuler tel un spectre dans le centre hospitalier alors qu’il s’efforçait d’avoir bonne mine et de paraître assez fort. Il n’était pas fragile, il avait vécu des événements plus durs précédemment. Bien évidemment qu’il avait cru à une certaine stabilité dans ce couple, il y avait bien eu ce mariage. Ce n’était pas elle qui avait insisté, c’était lui qui l’avait proposé. Quelque chose auquel se raccrochait ? Ce n’était pas comme s’il en voulait à la vie de ce qu’on avait pu lui offrir car l’opportunité d’avoir au moins rencontré une personne comme sa mère suffisait à lui donner envie de continuer à cheminer parmi les vivants. Néanmoins, il était perdu dans un labyrinthe sensationnel auquel il avait cru trouver la porte de sortie mais qui visiblement n’avait été qu’un échappatoire. Quel était le sens de sa vie ? Que souhaites-tu lui donner ?
Il était tard, plus que ce qu’il avait cru. Il discutait avec une secrétaire en cachant son trouble face à l’heure indiquée sur l’horloge accrochée au mur derrière elle. Elle lui avait déjà filé entre les doigts une nuit, pourquoi pas lui ? On lui assigna un patient, collision éclatante d’une bagarre de rue. Il se dirigea vers le box qu’on lui avait attitré, prépara les soins à apporter et jeta un coup d’oeil au dossier. Il ne lui jeta qu’un coup d’oeil, concentré qu’il était sur sa tâche, et se mit à sourire, amusé, à ses mots.

« Et qu’est-ce qu’un infirmier comme moi ? », haussa-t-il un sourcil en se retournant vers lui.

Il était jeune, pas non-plus tout à fait. Il dégageait une aura particulière, elle était contradictoire. Petite fleur non éclose qui avait dû vouloir laisser s’envoler ses pétales trop tôt. Les as-tu perdus en route ?

« Ne me tutoyez pas, dit-il en s’approchant de lui avec sa petite table mouvante, c’est inconvenant. »

Il planta ses prunelles dans les siennes et avec l’aide de sa petite lampe torche, il regarda s’il était saoul ou qu’une quelconque drogue folâtrait dans son être. De l’alcool, sûr, pas de trace de stupéfiant. Il commença ensuite par s’occuper de sa lèvre, il devinait à la vue de son poignet qu’il se l’était au moins foulé.

outfit. )) Installé là, en hauteur sur cette table d’auscultation, Haram se demande si c’est à ça que sa vie est réduite. Il se trouve pitoyable de continuer à jouer de la sorte, à être incapable de dire vraiment ce qu’il ressent tout au fond de lui. Il n’est plus un enfant, pourtant, et malgré lui, l’influence de son père s’abat sur ses épaules avec une virulence contre laquelle il ne peut pas lutter. Il a peur, il est effrayé. Il sait que son père sait, il sait que son père le hait pour ce qu’il peut représenter. A quoi bon s’évertuer ? Tenter de conserver un minimum de son regard sur lui ? Provoquer est la solution adaptée, parce que s’ils dînent ensemble bientôt, le poignet et le visage abîmés d’Haram feront parler de lui.

Il soupire encore, observe l’infirmier préparer ses ustensiles sur son chariot, venir jusqu’à lui en lui demandant ce que cela signifie et qu’il vaut mieux qu’il ne le tutoie pas. Haram a dit Monsieur Yung, de toute façon. Il cligne des paupières plusieurs fois, aveuglé par la petite lumière que l’homme en face de lui braque dans ses prunelles sensibles. “C’était juste pour dire que vous êtes jeune. D’habitude mes infirmiers ou infirmières sont moins plaisants à regarder.” Le gamin Myo n’a pas grand-chose à se reprocher à lui dévoiler la vérité. Au moins, il sait ce qu’il en est et, qui sait, peut-être s’amusera-t-il de la sorte avec lui ? Il en doute un peu, car même s’il est encore légèrement sous l’emprise de l’alcool, Haram s’est déjà aperçu des lueurs éteintes au creux de ses yeux. Chacun porte ses bagages et son passé.

Lorsqu’une compresse imbibée de désinfectant vient se déposer sur sa lèvre ensanglantée, le blondinet esquisse une grimace mais est bien obligé de subir ces quelques secondes de soin. De sa main gauche, il soutient toujours son poignet droit tandis que son béret n’est plus tout à fait bien ajusté sur sa chevelure teintée. Le haut de sa chemise blanche est tâché de sang et ça personne ne pourra rien y faire. “Vous êtes nouveau aux urgences ? Je suis un habitué, ils m'ont dit.” Quelques effluves d’alcool lui remontent dans la trachée et une nouvelle moue s’applique sur son faciès blessé. Il se tait désormais, attendant avec patience que l’infirmier daigne bien s’occuper de son poignet. Haram se dit qu’ils sont ici tous les deux en rêvant sûrement de se tenir ailleurs.

Un ailleurs où il serait en train de dessiner, de peindre. Des fleurs, ses préférées. Des roses, de toutes les couleurs. Ou bien en noir et blanc. Quand il annonce sa passion, Haram, la plupart du temps on ne le croit pas. On rit sciemment sous son nez en clamant qu’il n’est qu’un enfant gâté qui se retrouve mêlé à de drôles d’histoires – pour se protéger. Pour éviter qu’on ne vienne empiéter sur qui il est vraiment. “C’est une mauvaise journée et une mauvaise soirée. J’ai mal, Monsieur Yung.” Il a redressé ses prunelles vers leurs jumelles, désireux d’y trouver un peu de douceur. La sienne, aujourd’hui, il a l’impression de l’avoir perdue avec les derniers coups qu’il a reçus. Et c’est bien fait pour lui, l’infirmier peut bien le lui dire.

Il avait choisi ce métier sans réellement s’y intéresser. Il n’était pas le plus intelligent et il n’était pas non-plus le plus bête. Il avait travaillé dur, il s’était élevé aussi haut que les rêves de sa mère avaient pu pleuvoir sur ses frêles épaules. Elle lui avait souhaité le meilleur, elle, elle n’en avait pas eu cette chance. Elle avait eu conscience de ne pas en avoir fait assez et on ne lui avait pas laissé le temps d’en faire plus alors, pour elle, il continuerait d’essayer. Était-il autant attaché à ce mariage que ne l’était son épouse ? Il n’en était pas certain mais il s’était battu pour eux jusqu’à s’en écorcher l’âme. Aujourd’hui, il était fatigué et il se réfugiait dans un métier dont il en comprenait à moitié le sens. Il aidait autrui, il y oubliait sa douleur de n’avoir pu en avoir fait lui non-plus assez envers sa mère. Il n’avait pas été un enfant capricieux, il aurait pu néanmoins s’évertuer un peu plus. La garder un peu plus longtemps près de lui au lieu qu’elle ne s’envole tragiquement un beau jour. Il était de ceux ancrés dans le passé quand il prônait faussement la vision du futur.
Cependant, tout n’était pas vain. Ici, entre la vie et la mort, il se complaisait avec aisance. Il s’occupait soigneusement des patients qui le réclamaient plus que ses collègues et il leur offrait des sourires fleuries afin de puiser de l’énergie auprès de leurs gaietés si sagement présentés à ses yeux éteints. Il leur ramenait des fleurs et enjolivaient les chambres des plus atteints. Il s’assurait que leurs séjours à chacun ne se passent pour le mieux parce qu’un centre hospitalier n’était pas non-plus fait pour constamment effrayer. Alors, peu importait qu’il puisse y trouver un sens ou non et que son intérêt soit inconstant, il faisait partie de ceux qui se fondait distinctement dans cette masse incorporelle et il ne regrettait pas d’en être arrivé là. Était-elle fière de là-haut ou regrettait-elle qu’il se soit laissé simplement porter par le courant ?
Occupé à soigner sa lèvre, il chercha à chasser ses pensées virulentes, se demanda ce qui était arrivé à ce jeune homme quand celui-ci lui révéla plus qu’admettre qu’il le trouvait beau et jeune. Il sourit, s’accrocha à son regard. Profond, les vagues s’y adonnaient à coeur joie ce soir.

« D’habitude, mh ?, répéta-t-il, En tout cas, merci pour le compliment. »

Il avait vu à son dossier que ce n’était pas la première fois qu’on l’admettait ici et c’était inquiétant de son point de vue. Bien sûr, il y en avait des récurrents qui venaient souvent, pas d’aussi jeunes personnes. Il avait vu son âge, ils avaient à peu près le même. C’était triste de constater que les jeunes pousses avaient du mal à se faire une place parmi les vieilles racines des millénaires.

« Ça fait un moment que je suis ici mais le centre est grand, lui répondit-il en terminant de s’occuper des autres contusions à son visage, Est-ce que vous avez d’autres ecchymoses autre part ? Si non, je vais m’occuper de votre poignet. »

Il jeta les compresses imbibées de sang et se rapprocha de lui. Il eut un léger sourire en l’écoutant et il prit délicatement son poignet droit. Délicatesse enchanteresse, il n’eut pas besoin d’un examen minutieux, il comprit qu’il s’agissait d’une foulure. Ce n’était pas inquiétant, il fallait toutefois passer une radiographie alors il lui intima de le suivre. Quand ils furent de retour dans le box, il observa la radiographie et fit remonter les informations jusqu’au médecin qui s’occuperait de prescrire un traitement, voire un arrêt à son interlocuteur.

« C’est une foulure, lui annonça-t-il, À votre poignet, ajouta-t-il, mais il n’y en a pas qu’une là, n’est-ce pas ? Je n’ai pas réellement le droit de vous dire cela mais, vous savez, ça ne vous aidera pas. »

D’agir comme il le faisait, à lui d’en déduire véritablement la fin de sa phrase. Il s’éclipsa à peine quelques secondes, revint avec de la glace et la plaça sur la foulure. Il s’occupa ensuite de lui faire un bandage de sorte à maintenir le poignet dans une meilleure position et il le termina en croisant ses prunelles dilatées par ce qui ne semblait plus qu’une détresse. Il soutint son regard et ne put s’empêcher de songer qu’il aimait ce qu’il y décelait. Invariablement, cela l’attirait.

outfit. )) Haram ne répond pas lorsque son infirmier relève le caractère habituel de ses visites aux urgences. En fait, il n’a rien à dire. Lui aussi n’y vient pas par gaieté de cœur. Il sait qu’il ferait bien mieux de rester chez lui, de peindre gentiment et pourtant ; dans son dos, son père lui offre la pression suffisante pour que tous ses maux s’éveillent et explosent en des milliers de fragments. Haram a beau avoir vingt-quatre ans, il ne parvient pas à se défaire de cette tension entre ses omoplates, des exigences de son père, de sa famille. Être un homme, devoir succéder à son géniteur ; pour effacer l’affront de n’avoir que de l’attirance pour ces mêmes pairs. Un comble. Haram observe en silence cette belle présence en face de lui – et s’il l’apprenait ? Lui avouer le trouver beau ne veut pas dire grand-chose. Il ouvre la bouche, la referme. Se laisse soigner, docile. Ce qu’il est.

D’autres contusions ? — Sûrement, mais je ne saigne pas. ça partira tout seul. Alors l’infirmier peut enfin s’occuper de son poignet qu’il soutient et manipule avec la précision de son métier. Haram n’a de cesse de s’enquérir de chaque trait de son visage et cette légère proximité a le don de le mettre mal à l’aise. Est-ce à cause de tout l’alcool qu’il a ingurgité un instant plus tôt ? Il l’ignore. Suit son aîné pour passer la radio, espère qu’il n’a rien de cassé. Haram se sent submergé par un sentiment de tristesse infini lorsqu’il revient se hisser sur la table d’auscultation, qu’il patiente encore un peu que l’infirmier revienne avec le verdict. — Alors ça veut dire que je ne pourrais plus peindre ? L’étudiant croise son regard avant de tourner le visage, gêné, un peu plus sûrement à cause des paroles prononcées par le soignant. La glace qu’il dépose sur sa foulure lui fait trembler la main.

Et le cœur.
Il n'avait pas pensé à ça.
L’enfant Myo pourrait s’agacer, pourrait tout envoyer valser, mais il demeure là. Se sent idiot parce qu’il le sait. L’infirmier Yang a affreusement raison, mais ensuite ? Qu’est-ce que tout cela peut bien changer ? Haram n’a pas trouvé de solution ; il n’y en a aucune. Il a déjà essayé de faire face à tout ça, d’une manière, d’une autre. Aujourd’hui, il se détruit à petit feu. — J’aimerais juste… Ses iris sont revenus trouver ceux de son vis-à-vis, s’y perdre à l’infini, comme désireux d’y dénicher une étincelle qui lui permettrait de trouver une solution. Dans sa gorge, le nœud grossit et le plus jeune secoue ses mèches blondes. Il baisse la tête, rougit un peu, là, du haut de ses pommettes déjà abîmées. — Vous pouvez dire et pensez ce que vous voulez, je n’ai pas envie de me battre. Vous savez, je ne suis vraiment pas fort. Et ça se voit, n’est-ce pas ? ça crève les yeux. Haram se doute que son camarade l’a déjà remarqué et c’est pour cette raison que sa sensibilité transperce.

Haram n’a pas tellement l’habitude de paraître ainsi en public. C’est une image de lui-même qu’il ne véhicule pas, choisissant de montrer les dents tout en sachant qu’elles se casseront. Petit démon qui, dans le fond, reste un ange en disgrâce. — Et vous, pourquoi est-ce que vous êtes là ? Parce qu’il est certain de ne pas trop se tromper non plus en déclarant cela. Ils ne se connaissent pas, pourtant, la résonance qui s’étend entre eux se reconnaît. Haram aimerait être capable de dessiner, là. Ici, maintenant. Pour cet infirmier. — Vous aimez les roses ? Je vous en peindrai, quand je le pourrais. Des roses, des blanches, des rouges, des noires, des jaunes ; de cette myriade de couleur éteinte à ses yeux.

Les foulures au coeur, il connaissait. Les inconsolables, les difficiles vivifiantes. Il en avait plein, elles s’éveillaient lors des nuits agitées et elles se présentaient en tempêtes aux épines écorcheuses. Peut-être était-ce là spécifiquement le noeud du problème dans son mariage parce que, Camille, il ne parlait pas. Il se murait dans le silence quand on évoquait son passé, il éludait les questions et il feignait d’un sourire ingrat. Il n’aimait pas qu’on ramène en souvenir des images ternies par le temps parce que c’était ce qu’elles étaient devenues. Fades, compliquées à regarder, bien que ces années passées en compagnie de ce qu’il considère à ses yeux la plus belle femme au monde étaient été les plus précieuses. Sa mère, son pétale froissé entre ses doigts désarticulés, il l’avait vu disparaître et ne plus réapparaître. Il avait toujours su que ce jour arriverait, pas si tôt, pas dans des conditions à moitié inexplicables. Il s’en était contenté, il aurait aimé pouvoir faire plus mais ce n’était pas comme ça que le monde fonctionnait et ça, il avait rapidement compris.
Et est-ce que son interlocuteur l’avait-il, lui, compris ? Combien de déboîtements à son âme pour en arriver à se montrer une nouvelle fois dans le centre hospitalier ? Le personnel était ici dans le but concret de soigner, guérir les patients mais, lui, il n’avait pas les capacités quant à réparer celles au coeur. Ce n’était pas son domaine, cela ne voulait pas dire que cela serait plus du domaine d’un professionnel de la psychologie puisque cela touchait cette spécialité. En vérité, personne en cet instant ne saurait certainement capable de deviner de quoi il s’agit en le regardant et les mots n’étaient pas explicitement le pansement à même d’apposer à l’âme.

« Vous peignez ?, demande-t-il en s’appliquant, Et ne serait-ce pas plus agréable pour ses belles mains de s’adonner à ce passe-temps plutôt qu’à autre chose ? »

Ce fut comme si les mots avaient dépassé sa pensée. Il se mit à en rire légèrement, gêné, et n’ajouta rien de plus. Il lui tourna légèrement le poignet, s’assura que le bandage était bien fait quand une réponse commença à se faire sans appel. Il releva les yeux vers les siens, crut un instant qu’il communiquerait avec lui quand il ne s’agissait même pas de sa fonction initiale. Deux êtres dépourvues d’adresse, petites fleurs n’ayant pas les moyens de croire qu’en parlant cela allégerait le fardeau pesant à leurs épaules.

« Mon métier, répondit-il simplement, Je ne suis pas convaincant, n’est-ce pas ? Je suppose que du moment que je le fais bien, ça ne pose pas de problème. »

Il se retourna vers l’ordinateur, fit quelques manipulations et se retourna vers lui en l’entendant se remettre à parler de peinture. Plus particulièrement de ces fleurs, les roses. Il s’installa sur le tabouret et esquissa un sourire.

« Je préfère les ancolies, prononça-t-il d’une voix douce, Les connaissez-vous ? Les fleurs sont de belles significations de ce que nous représentons nous-mêmes, se redressa-t-il pour s’approcher de lui, Je ne suis pas sûr de saisir la vôtre. »

Il se recula, regarda furtivement vers l’horloge accrochée au mur dans le couloir qu’il apercevait depuis l’entrée du box. Il lui fit signe de le suivre et il l’emmena vers le bureau du médecin qui le prenait en charge et qui lui prescrirait un traitement. Il passa une main dans ses cheveux et se demanda s’il ne devait pas les couper. Elle adorait y passer ses cheveux avant, elle ne le faisait plus désormais. Il sortit son téléphone portable de sa poche, n’y aperçut aucun message. Était-elle seulement rentrée ? Il le rangea tandis qu’ils arrivaient bientôt à destination. Soudainement, du personnel leur passa brusquement devant avec un brancard et on l’interpella à la foulée.

« Je vous laisse, lui dit-il en hâte, prenez soin de vous, Monsieur Myo. »

Il lui fit un clin d’oeil et disparu de sa vue. Les heures longues de la fin de soirée s’égrenèrent follement en heures électriques et il quitta le bloc opératoire épuisé. Il s’écroula à l’extérieur à l’abri des regards et trouva son paquet de cigarettes à elle dans la poche de sa blouse. Il le fit tourner entre ses doigts, finit par s’en allumer une. Et là, quelle heure était-il ?

outfit. )) Il répond oui, lorsqu’il lui demande s’il peint.
Il ne répond rien, lorsque ses mains saisissent les siennes d’une manière différente en déclarant qu’il ferait mieux de se concentrer sur ses peintures plutôt que sur ses bagarres. ça le fait sourire un peu, Myo. Parce qu’il a tourné la tête pour regarder à droite, de l’autre côté du drap tendu où un autre patient doit être en train de se faire soigner également. — Tous les infirmiers ne soignent pas comme vous. C’est un constat qu’il émet en reportant son attention sur le jeune homme qui s’est un peu éloigné de lui, lui permet de retrouver son souffle. De parler le langage des fleurs, aussi. C’est agréable. C’est facile de discuter avec lui et Haram se surprend à songer qu’il pourrait être capable de se blesser encore pour revenir le trouver.

— Les ancolies ? Je ne les connais pas. Et s’il demeure les lippes à demi-ouvertes, il ne répond pas tout de suite à la fin de ses mots. La signification de sa fleur ? De ces roses qu’il aime tout particulièrement ? Elles sont comme lui, elles possèdent des épines et piquent si on ne fait pas attention, alors qu’au fond, elles ne demandent qu’à éclore et à être vues pour ce qu’elles sont vraiment : douces et si belles. Haram esquisse une moue de travers, laisse ses prunelles glisser sur le bandage qui entoure désormais son poignet. Il vient le soutenir de son autre main, comme une caresse, comme si les doigts experts de l’infirmier y étaient encore apposés. — Je n’en suis pas bien sûr, moi non plus. Il l’avoue en relever les yeux, croisant leurs jumeaux avant que son aîné ne lui fasse signe de le suivre. Haram quitte la table d’auscultation, comprend vite que les heures de la nuit vont inlassablement reprendre leurs cours. Il déglutit, la gorge serrée, n’a aucune conscience de ce qu’il fait quand l’homme aux ancolies s’enfuit. Lui dit de prendre soin de lui.

ça ne fonctionne pas comme ça.

Les papiers sont faits avec le médecin qui lui prescrit des anti-douleurs. Haram doit encore attendre afin de payer les frais et pouvoir quitter les chaises en plastique de l’hôpital. Quelques lueurs l’appellent au loin, mais il a l’impression que toute son énergie a été aspirée hors de son corps. Est-ce la bagarre qu’il a engendrée ? Ses blessures ? Cette rencontre avec l’infirmier Yang ? Il ne lui a même pas demandé son prénom. Ni même son numéro de téléphone. D’ordinaire, il l’aurait fait. Il l’aurait ouvertement dragué, quitte à se faire jeter dehors. Mais c’était… différent. Beaucoup plus doux. Haram se mord la lèvre, soupire et grimace en voulant extirper son téléphone de sa poche. Il n’a pas sommeil. Il n’a pas envie de rentrer. Il aimerait juste peindre, mais il ne peut pas. Il aimerait bien parler encore avec l’infirmier, mais il ne peut pas.

Haram erre dans les rues de la ville sans s’apercevoir que les premières lueurs du jour s’éveillent. Il laisse ses pensées se déverser dans son sillage, ses épaules se refermer et son cœur abîmé s’éteindre d’imaginer que tout pourrait être différent s’il osait avec les bonnes personnes. Pourquoi ne parvient-il pas à s’imposer auprès de son père ? Dire que non, ses études ne lui plaisent pas. Dire que oui, il le déteste. Dire qu’il a le droit d’aimer qui il veut, quand bien même il s’agisse d’hommes. Et en même temps, ça le dégoûte. — Les ancolies, elles sont souvent attrait à la folie. Elles sont aussi belles que dangereuses. Vous le saviez ? Le dos appuyé contre le mur opposé, il l’a reconnu avec une aisance particulière. Alors il revient, s’approche, après avoir avoué ses recherches. — Vous me donneriez votre numéro ? C’est pour… c’est pour la peinture. L’obscurité puisse-t-elle engloutir cette chaleur qui enivre ses joues. Celle qui, rare, rend pantois Haram et lui fait redouter la réponse. Alors, pour se donner une certaine assurance, il tend sa main valide pour réclamer une cigarette. — Vous avez déjà brisé quelques codes, après tout.

On lui avait dit à la sortie du bloc de rentrer chez lui. Il avait haussé les épaules, avait feint que ça allait. Ça ne changeait rien, il venait de travailler plus que de convenance et il était temps qu’il se repose. Il y avait des pièces prévues pour le personnel à cet effet et il avait songé d’abord à s’y rendre avant de s’engouffrer à l’extérieur. Il ne rentrerait pas, il le savait. Il n’en avait plus envie depuis longtemps, il avait l’effort jusqu’à ce soir et celui-ci s’était amenuisé. Il préférait rester au centre hospitalier, il se sentait en sécurité dans cet endroit et plus apaisé que dans l’obscurité grandissante de leur appartement. Elle n’y mettait plus qu’à peine les pieds et à quoi bon alors qu’ils ne partageaient plus le même lit même lorsqu’ils s’y trouvaient tous les deux ? À moins de remuer le couteau dans la plaie et de chercher ce désespoir inscris dans leurs disputes en continu, il ne désirait pas rentrer. Il était effrayé d’y retrouver ce qu’il avait tant recherché après la mort de sa mère et avant sa rencontre. Pourquoi est-ce que ça n’avait pas été assez ?
Ah, il le savait qu’il n’était pas comme tous les autres infirmiers et la silhouette de Haram qui se découpa à l’instant devant lui le lui fit comprendre. Il esquissa un sourire, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas plu à quelqu’un. Qu’était-ce d’autre ? Peut-être se trompait-il mais c’était plaisant ce regard perdu dans le sien. Il avait conscience que, parfois, dans ses sorties fréquentes avec ses collègues ou ses ami(e)s, on le regardait mais jamais ne s’en était-il préoccupé puisque son coeur appartenait à sa femme. Et ce soir ? Aucune sensation procurée, simplement la satisfaction d’entendre qu’il avait pu titiller sa curiosité. S’il le souhaitait, il serait capable de lui parler de fleurs durant des heures car elles étaient ses éternelles et qu’il ne s’en séparerait jamais comme les souvenirs éteints au creux de son âme farouchement bringuebalée par le temps.

« Bien sûr que je le savais, lui répondit-il, Qui de nous deux y ressemble le plus ? »

Il se mit à rire doucement et il se redressa. Les premières du soleil apparaissaient au loin et la nuit bouleversée s’était envolée. Elle avait faibli à vue d’oeil comme lui, perplexe, des nouvelles arrivées comme des habitudes inhalées. Il ne risquait rien à lui donner une cigarette, pas plus à la lui allumer avec son briquet.

« Je ne vous donnerais pas mon numéro, dit-il, Pas ici. »

Il termina sa cigarette, l’écrasa contre le mur et partit jeter le mégot à la poubelle. Il allait récupérer ses affaires et rentrer malgré tout.

« J’avoue que je suis intéressé, reprit-il, par vos peintures. J’aimerais bien les voir alors je suppose que l’on se reverra. Mais j’espère que ce ne sera pas ici, pencha-t-il la tête sur le côté, Faites attention car, à force de tirer sur la corde, elle va se déchirer et vous ne serez plus en mesure de peindre. Ce serait dommage, non ? »

Il était bien placé pour le savoir et il ne prenait qu’à peine en compte son avis. Il l’avait fait, avant, désormais, il piétinait. Il ne savait plus quelle direction prendre et il préférait de loin voir la situation s’aggraver que d’y remédier. N’agissait-elle pas pareille ? Une brise fraiche balaya ses cheveux et il les remit en place en mettant en évidence son alliance toujours accrochée à son doigt, bien que son mariage soit en chute vertigineuse. Peut-être serait-il plus intéressant de retourner sous terre parmi les racines inconsolables.

outfit. )) A la lueur de la flamme qui rougeoie quelques brèves secondes, Haram a l’impression d’apercevoir les traits fatigués sur le visage de son interlocuteur. Ceux qui ne trompent pas. Ceux qui n’ont rien à voir avec les heures intenses passées à travailler. Déjà, un peu plus tôt, lorsqu’il a été son patient, Haram a décelé cette tendresse mêlée d’un éreintant abattement. Bien sûr, il n’est personne pour le déclarer à voix haute, mais sans doute que leurs regards qui se croisent en disent plus long qu’ils ne l’imaginent. Faire semblant, c’est facile ; c’est brisant.

Alors, il ne réplique pas, se contente de tirer quelques lattes sur sa cigarette désormais allumée. Il grimace doucement quand elle frôle le bord de sa lèvre abîmée. Tout cela finira bien par guérir un jour, n’est-ce pas ? Malheureusement, ce ne sont pas des plaies que l’on peut soigner avec aisance. Elles sont plus vicieuses, insinuées dans les méandres de la chair humaine, dans les esprits qui tournent en boucle encore et encore. — Mes peintures… Elles ne méritent pas de venir dans un tel endroit. Je préfère les laisser en sûreté, loin de moi. Et comme pour appuyer les dires de l’infirmier, Haram sourit un peu en levant légèrement son poignet bandé. — Je suis plus solide que vous l’imaginer sûrement. Qu’en est-il de votre situation ? Le gamin Myo a penché le visage sur le côté, observant une dernière fois pour la soirée la beauté effervescente de cet homme particulier. Découpée dans les premières lueurs de l’aube, sa silhouette a quelque chose de féérique et donne envie à Haram de prendre ses pinceaux, d’inscrire cette image à tout jamais pour ne jamais l’oublier – et ce même si ses yeux voient cette bague à son annulaire.

Ils ne se disent pas vraiment au revoir, telle que l’histoire de ce moment hors du temps ne s’achève jamais tout à fait. Haram le regarde s’éloigner, retourner à l’intérieur de l’hôpital, probablement rentrer chez lui et retrouver sa femme. Il ignore s’il aimerait lui ressembler ou si cela lui donne envie de vomir ; lui n’a personne auprès de qui s’allonger, ou alors il ne s’agit que d’une soirée, d’une nuit. Il paraît qu’une fois qu’on le connaît, sa verve s’échappe et il est assailli par les doutes. Il n’est plus très amusant. Et tant pis. Tant pis. Haram enfile son masque de sourire, écrase sa cigarette et s’abandonne au coeur de la ville jusqu’à ce que l’heure de se rendre à l’université arrive.

Peut-être est-ce lui qui ressemble le plus aux ancolies.
Mais si c'est le cas, n'est-il alors pas le petit favori ?