Les bombes de peinture s'entrechoquent à chaque nouvelle pression de sa semelle sur les graviers, elle propulse sa planche à roulettes sur les avenues de Busan, l'esprit embrumé, mais reposé. Le vent fouette son visage encapuchonné alors que les lumières du soir s'allument peu à peu sur son passage, comme si, messagère de la nuit, elle filait pour lui permettre de s'installer. Les ribambelles d'immeubles pareils défilent sous ses yeux habitués, elle ne les contemple plus tant elle les a vu. C'est de son instinct qu'elle se sert pour se guider entre les ruelles, jusqu'à atteindre sans problèmes le quartier de celui qu'elle est venue chercher. Une fois arrivée jusqu'au bâtiment du Seomun, Alex saute de sa planche et donne un coup de pied dedans pour la faire tourner et la rattraper. Elle la pose contre elle, fouille dans la poche de son hoodie afin de sortir son téléphone et d'allumer son écran.

To,, le plus bo:

Elle range l'appareil, décroche ses airpods de ses oreilles pour les fourrer dans leur boîtier qu'elle laisse tomber dans la poche avant de son sac à dos. Le visage de Haru ne met pas longtemps à apparaître dans l'encadrement, Alex lui fait signe de la main avant de bloquer son skate sous son bras pour s'avancer jusqu'à lui. « Yo ! Je t'ai manqué, j'espère ! » Elle sourit, un sourire presque vide, et pourtant elle est ravie de le voir, mais les astres ne sont pas alignés ce soir, elle ne se forcera pas à paraître heureuse si elle ne l'est pas. « T'es ready ? T'as un vélo ou un truc pour rouler ? Sinon je marcherai avec toi t'inquiète pas. » Elle s'écarte pour le laisser passer, redressant la planche sous son bras. Qu'ont-ils prévu ce soir Alex et Haru ? Rien et tout, ils veulent juste se retrouver après les épreuves difficiles que le garçon a pu traverser, et c'est Alex qui s'est occupé d'organiser leur petite virée. Renouer avec les passions laissées de côté, elle l'emmène à la conquête des murs trop nus de ces ruelles oubliées, puis elle lui réserve une petite surprise de fin de soirée, quelque chose qu'elle a hâte de lui montrer.

Et tu fixes le plafond, attend sagement qu’elle te donne un signe de vie ton amie. Parait qu’elle t’a préparé une petite soirée Alex, que t’as rien à gérer. Et rien que de savoir ça, t’es bien heureux Haru car ça change de d’habitude, ça change de toutes ces fois où t’es celui qui donne les idées, prépare le planning de la soirée pour contenter tout le monde. Ce soir t’es un peu chouchouté, ce soir tu te laisses aller. Et quand ton téléphone se met à vibrer sur la table basse en réalité t’as même pas besoin de vérifier pour savoir que c’est elle qui te fait biper. T’attrapes alors ton smartphone, le hisse dans la poche de ton jean et claque la porte de ton appartement, descend quatre à quatre les escaliers pour rejoindre dans le hall ta plus fidèle amie. Et elle est là, te sourit et tu lui rends aussi un sourire car t’es heureux de la voir.

- Tu dates la vieille !

Que tu dis en venant la serrer dans tes bras un instant avant de te reculer, sentir qu’elle est légèrement plus terne que d’habitude. Tu devines alors qu’elle ne va pas si bien que ça, ne dit rien pour autant car si elle ne t’en parle pas t’imagines qu’elle a ses raisons.

- Heu… non j’ai pas de vélo mais j’ai surement un skate qui traine chez moi ? J’dois être rouillé mais ça peut pas me faire du mal de m’y remettre… Tu me laisses deux petites minutes ?

Un doux sourire que tu lui adresses avant de remonter chez toi, chercher dans ton bazar cette vieille planche que t’as pas utilisé depuis ce qui te parait être une éternité. Tant t’arriveras même pas à faire dix mètres dessus mais t’oses espérer que ça ne sera pas le cas. Tu redescends aussi vite que t'es monté, lui montre ta vieille planche pas peur fière de toi.

- Reste plus qu’à voir si j’me débrouille encore dessus ou pas …

Epaules que tu hausses, planche que tu jettes au sol pour tester si les roues sont toujours en bonne état. Tu constates que ça devrait le faire, tu devrais peut-être un peu serrer les écrous mais pour ce soir, ça fera largement le taffe.

- Du coup tu m’emmènes où ? J’suis super curieux là !

Elle se laisse embrasser Alex, la chaleur du corps de son meilleur ami pour lui rappeler qu'il sera toujours là pour elle, à répondre à ses appels, à accepter de la suivre dans des délires qu'elle ne veut partager avec personne d'autre. Et Haru, il a besoin de respirer un coup, de se sortir la tête un instant des problèmes de sa vie, des tristesses malheureuses et des fatalités déchirantes. Il a besoin d'air, et Alex, elle est là pour le lui fournir, cet air. Une grimace déforme son visage joueur lorsque le garçon évoque des vérités qu'elle ne peut qu'accepter. Elle a préféré s'éloigner un peu des Seomun le temps de leur deuil, histoire de se préserver elle-même et de ne pas les étouffer. La mort d'un parent, elle a beaucoup de mal à compatir face à une chose pareille, mais elle comprend parfaitement le chagrin qui a pu les envahir, et pour ne pas se tromper dans sa manière de réagir, Alex s'est dit qu'elle les laisserait tranquille.

« Pas tant qu'toi, beau gosse. » Elle lui envoie son poing sans l'épaule, d'une délicatesse subjective, un geste de frère et sœur. Elle passe alors son doigt dans sa tignasse, replace ses cheveux trop épais derrière son oreille avant de renifler bruyamment. Elle hoche la tête lorsqu'il lui demande quelques minutes, parce qu'elle n'est pas pressée, Alex, ils ont toute la nuit devant eux. « J'aurais dû te prévenir, ma faute. » Lâche-t-elle en levant sa main, paume face à lui, pour avouer ses imperfections. Et elle recule d'un pas, laisse son corps se balancer en rangeant ses menottes dans ses poches et levant la tête vers le ciel, lorsque la porte se referme derrière lui. Elle fixe les étoiles, s'offusque de la pollution lumineuse qui l'empêche de les voir facilement, et tandis que le temps passe, elle se concentre pour chasser les mauvaises pensées. La porte claque à nouveau, Haru refait surface, elle sourit et dépose sa planche sur le goudron avant de poser un pied sur la surface rugueuse de la planche. « Ça fait combien de temps qu'on n'a pas fait ça ensemble ? J'ai l'impression de retourner à nos années lycées. » Lance-t-elle avec nostalgie. « Essaye de pas tomber par contre, je t'emmène po à l'hosto. » Et bien sûr que si, elle l'emmènera à l'hôpital, elle l'emmènerait au bout du monde si besoin il y avait. « Beh, c'est surprise. » Elle tire la langue, s'élance en premier. « Le dernier arrivé, a un gage ! » Des décisions puérils, mais qui excite les esprits, car la compétition coule dans leur sang depuis toujours, un trait culturel, probablement.

Ils ont de la chance, à cette heure-ci, les avenues de Busan sont presque vides, ils peuvent rouler à fond sans faire très attention, mais Alex ne manque pas de tourner la tête pour vérifier que son ami a toujours les pieds dans le bon sens. L'appel de la vitesse ne l'intimide pas, elle ose même étendre ses bras pour mieux sentir le vent fouetter son visage. Sa semelle racle le gravier lorsque le danger se manifeste, ça fait longtemps, mais gamine n'a pas perdu sa maîtrise de la planche. Un cri est lâché dans la nuit, elle respire Alex, et elle espère qu'il puisse faire de même.

Le pied sur la planche, à la faire doucement glisser de gauche à droite tandis que les oreilles elles, sont occupés à écouter Alex se remémorer une époque loin derrière vous. Une époque aussi belle que douloureuse pour toi. Belle car t’as fait sa rencontre à elle, t’as découvert de nouvelle personne, t’es découvert de nouvelle passion mais douloureuse car cette année-là, tu tirais un trait sur ton premier amour, tirais un trait – que t’imaginais définitif sur Reira après qu’elle se soit mise en couple avec celui qu’aura été l’homme de sa vie pendant quasi dix ans. Jusqu’à que tu reviennes, ne prenne ta revanche sur cette partie douloureuse de ton adolescence. Alors forcément que t’as le sourire aux lèvres quand tu relèves ta tête vers ton amie Haru, toute cette époque de ta vie tu la chéris dorénavant, te dit que sans elle peut-être que tout serait aller encore plus de travers.

Qui sait si le passé aurait été différent ce qu’il se serait passé ?
Si t’aurais pas perdu encore plus au change ?  

- Moi aussi ça me rappelle le lycée, quand j’avais mes petites mèches vertes et toi ton vieux maquillage dégueulasses sous les yeux… Quelle époque.

Que tu dis en ricanant, te rappelant qu’elle avait un drôle de look elle aussi adolescente. Elle était étrange et attirante à la fois Alex. Et surtout, ce qui te plaisait à l’époque c’est qu’elle ne posait pas de question, n’avais jamais cherché à comprendre pourquoi du jour au lendemain t’avais arrêté de calculer Reira alors que vous étiez connu pour être des inséparables. Elle se contentait d’être là, de te faire rire et partager son univers fait de connerie et de blague qu’elle seule et ses copains tout aussi bizarres qu’elle pouvait comprendre. Et t’as grandi avec cette bande-là, t’es partie à l’armée avec certains de ces gars avant de perdre le contact avec pas mal de monde mais pas avec Alex. Elle est toujours restée fidèle au poste elle.

- J’te promet rien mais j’vais tenter de pas me casser la gueule hein, on va espérer que c’est comme le vélo et la baise ça s’oublie pas ?

Et avant de te lancer avec elle dans les rues du quartier tu lui demandes où est-ce que vous allez. Mais parait que c’est encore secret alors tu laisses tes mirettes rouler, rejoindre un instant le ciel avant de la poursuivre sur ton skate. Au début, t’y vas mollo, essaie de reprendre tes repères, tes appuies sur la planche à quatre roulettes et après quelques minutes de galère comme tu l’imaginais tu prends tes marques, arrive à prendre de la vitesse. Tu pourrais surement dépasser Alex en trois ou peut-être quatre coups de pied bien lancé mais tu fais le choix de rester derrière elle, de la regarder s’amuser – même crier comme si l’oiseau était enfin libéré. Vision qui te fait sourire, te rappel pourquoi t’as toujours fait l’effort de la garder dans ton entourage. C’est car elle profite de la vie Alex, te rappelle qu’il y a toujours des petits plaisirs qui peuvent ranimer la flamme même d’un cœur en berne. Alors tu la suis, des minutes et des minutes jusqu’à qu’elle ne ralentisse, que t’en fasse de même. Et lorsque t’arrive à sa hauteur enfin tu peux lui dire :

- On est arrivé ou t’as juste besoin de reprendre ton souffle mémé ?

Les voix s'essoufflent, mais le battant hurle encore à vouloir s'arracher de sa cage pour exploser sous les lumières. Baskets foutues, qu'elle ne jettera pas pour le moment, car elle a du mal à se séparer de ses affaires gamines, une histoire de valeur émotionnelle ou une connerie du genre. Les provocations du garçon lui font tourner la tête. Elle a ce regard espiègle avec lequel elle le toise un moment, le temps de reprendre sa respiration. « C'est plutôt toi qu'a l'air au bord de la rampe mon pauvre. Faut songer à faire du cardio hein, j'dis ça pour ta santé. » Elle baisse la tête, glisse ses doigts dans sa chevelure qu'elle maintient relevée quelques secondes durant lesquelles elle examine la zone où ils se sont arrêtés.

« J'crois qu'on y est ouais. » Qu'elle lâche au final en ramassant sa planche pour la coincer sous son coude. « Si vous voulez bien me faire l'honneur de me suivre, Monseigneur. » Elle s'incline bêtement avant de prendre les devants, traînant Haru jusqu'à la porte d'un bâtiment pas très bien entretenu. « Bon ça ressemble à rien pour l'instant, mais fais-moi confiance. » Lui assure-t-elle en hochant la tête pour se convaincre elle-même. Ils ont l'habitude de traîner dans des endroits pas très coquets, mais elle préfère toujours prévenir, car elle n'a pas toujours la situation en mains gamine, en témoigne ses expériences foireuses.

Les étages montés à toute vitesse pour déboucher sur le toit du bâtiment, les prunelles d'Alex se mettent à briller devant le tableau offert aux deux amis. Elle avait missionné une pote à elle qui lui avait promis de lui arranger un espace confortable là où elle a l'habitude de squatter. Les guirlandes illuminées éclairent les quelques poufs disposés ici et là, une enceinte est posée sur une petite table qui se trouve à côté d'une glacière qui paraît abandonnée, mais qui pourtant a été posée là intentionnellement. Alex se frotta la tête, un peu embarrassée. « Bon je pensais pas qu'elle ferait en sorte que ça soit si... Romantique... » Elle détourne le regard et rit nerveusement avant de secouer la tête et d'avancer jusqu'au coin tranquille. Elle dépose sa planche et se penche pour ouvrir la glacière, tirant deux bières en bouteille qu'elle observe d'un œil dubitatif. Elle en lance une à Haru, puis regarde à nouveau à l'intérieur, espérant trouver autre chose pour elle. « Arf, j'ai oublié de la prévenir que je bois pas d'alcool... » Souffle-t-elle tristement. Elle referme finalement le couvercle sans lâcher la bouteille et vient s'installer sur un des poufs en soupirant. « Should I give it a try... ? » Elle fixe intensément l'étiquette du breuvage, bataillant avec sa raison. Jamais elle n'a ingéré une goutte d'alcool, mais essayer ne devrait pas la tuer... Si ?

Elle a probablement – même totalement raison Alex, de vous deux t’es bel et bien celui à un rien de passer l’arme à gauche lorsqu’enfin, vous vous arrêtez de rouler. Faut dire que ça fait un bail que tu n’es pas monté sur une planche à roulette. Mais t’es content de l’avoir fait ce soir, de l’avoir fait avec elle. Alex qui te ramène toujours à ton adolescence, cette époque si douce et amer à la fois. Cette période durant laquelle tu te sentais enfin libre lorsqu’en réalité t’étais loin d’être un garçon émancipé, un homme tout court.

T’étais jeune, un gamin dans la fleur de l’âge.
Et maintenant t’es un adulte, bien loin de tout ça.

Sauf quand t’es avec elle du coup. A chaque fois t’as l’impression que la soirée va partir en vrille, ça ne manque pas. T’as toujours l’impression qu’il faut être sur le qui-vive, qu’à tout moment va falloir partir en courant car la police finira par vous courser et ce soir c’est pareil, quand tu lui demandes c’est quoi sa surprise tu t’attends au meilleur comme au pire venant de sa part. Tu la suis donc dans les petites ruelles les mains dans les poches de ton pantalon, la planche calée sous le bras tandis que tes yeux eux, s’égarent un peu de partout autour de vous à la recherche d’un quelconque indice. T’as pas vraiment d’idée de lieu jusqu’à que vous arriviez devant la porte d’un immeuble en piteux état. Tu fronces alors les sourcils, prêt à lui poser des questions mais la brune te coupe, la brune te prévient que ça sera cool malgré que ça ne soit pas « terminé » et forcément tu souris en coin – comme trop souvent lorsque tu lui réponds :

- Tu sais que j’aurais aucun aprioris vu qu’ton plan est secret ? Tant que tu m’emmènes pas dans un braquage ça le fera, t’inquiète pas …

Que tu dis en tenant la porte lourde en fer. Et voilà qu’elle passe la première, te fait gravir une tonne d’escalier jusqu’à que vous arriviez au dernier étage de l’immeuble, ne preniez une nouvelle porte qui vous mène à l’extérieur de celui-ci. Vous voilà sur un toit, une vue superbe sur le quartier et un canapé dans un état moyen sur lequel vous allez pouvoir refaire le monde tout le long de la soirée. Si toi tu n’y vois rien de romantique à première vue ce n’est pas le cas de ta fidèle acolyte qui se met à rire nerveusement et détourne le regard en te faisant prendre conscience que ça pourrait être un lieu sympa pour y confesser ses sentiments.

- J’dois comprendre quelque chose Alex ?

Tu lui fais les gros yeux, fait mine de croire à ta connerie avant d’éclater de rire, venir ébouriffer les cheveux de ton amie en ajoutant pour la détendre :

- Je déconne Alex, je déconne détends toi… Mais elle est cool cette vue, vraiment.

Et trop naturellement, tu t’éloignes un peu d’elle. Dépose ta planche à même le sol pour te mettre plus à l’aise et laisse tes prunelles foncées se perdre sur ce petit bout de la ville qu’offre ce toit à découvert. Quand elle te propose une bière t’accepte avec plaisir, l’attrape à la volée et improvise un décapsuleur avec le briquet qui traine un peu trop souvent dans tes poches depuis que le quotidien se fait plus difficile. Si toi t’es prêt à trinquer, Alex elle, ne semble pas certaine de pouvoir le faire avec toi. Car il n’y a que de l’alcool prévu ce soir dans cette glacière posée à même le sol et elle, elle n’a jamais bu d’alcool. Un des rares vices que tu ne l’as pas vu explorer bizarrement. Et si jusqu’à présent t’as jamais trop cherché à comprendre ce soir la question te brule les lèvres.

- ça dépend les raisons pour lesquelles tu bois pas Alex … ? Si c’est juste par peur de finir addict sache que jamais j’te laisserais finir dans cet état-là et si y’a autre chose j’préfère qu’on range ces bouteilles et qu’on fasse comme si elles n’avaient jamais été là…

Car t’as pas envie qu’elle se force, pas envie de la voir commettre une énième connerie et que cette fois-ci, ça soit de ta faute. Alex tu la considère trop pour lui faire un gouter un énième gout de l’enfer alors t’espère que celle ce confiera la gamine, te dira pourquoi elle s’impose cette limite-là depuis que tu la connais.

D'une grimace, gamine repousse les taquineries de son meilleur ami. Alex est peut-être bien le contraire du romantisme, elle collectionne les relations foireuses avec des gens qu'elle ne connaît pas vraiment, et c'est sûrement pour se protéger qu'elle ne cherche pas à se poser avec quelqu'un de confiance, car la douleur de son enfance a toujours la forme d'une plaie béante dans son cœur, et elle ne se sent pas d'alimenter cette plaie avec des éventualités blessantes. Malgré ses sourires, Alex baigne dans la négativité, mais elle se complaît dans le masking et le déni. « Le jour où je te déclare ma flamme, je serais vraiment désespérée mon pauvre. » Répond-elle avant de changer de sujet.

Les genoux relevés, elle fixe la bouteille, gratte l'étiquette, profondément perdue dans ses pensées. Les paroles de Haru la tirent de sa contemplation, elle lui lance un regard qu'elle n'aborde pas souvent, celui d'un appel à l'aide qu'elle ne prononcera pas, car elle n'aime pas qu'on la prenne pour une pauvre chose sans défense. Elle retrouve son masque nonchalant peu après, attend qu'il s'assoie face à elle pour se décider à répondre. « Je sais pas trop pourquoi je ne bois pas... » Elle marque une pause, se remet à fixer la bouteille, anxieuse. « Ma mère était alcoolique. » Elle redresse ses yeux vers Haru, son regard semble désormais plus triste, mélancolique. « Ma vraie mère, ma mère biologique. » En plus de dix ans d'amitié, Alex n'a jamais mentionné sa mère biologique une seule fois, elle se sent pourtant prête à le faire, ce soir, car pour une raison un peu égoïste, elle se sent désormais plus proche du garçon maintenant qu'il a vécu quelques épreuves de la vie. «Est-ce que... » Commence-t-elle hésitante. « Mh. » Elle sent les mots se coincer dans sa gorge, mais elle ne veut pas reculer. « Est-ce que tu veux connaître mon histoire Haru ? Celle qui fait que je suis aussi... Déglinguée du cerveau aujourd'hui. » Et elle continue d'essayer de minimiser le tout grâce à l'autodérision, mais son sourire s'efface rapidement, elle tend sa bouteille à Haru pour qu'il l'ouvre avec son briquet. « Je veux essayer. » Car elle se dit que les choses seront plus faciles à sortir avec un peu d'alcool.

Comme toujours, gamine se traîne dans les mauvaises solutions. Les substances pour influencer son mental différemment, pour rendre les choses plus simples à supporter. Une fois la bouteille décapsulée, elle la récupère, se remet à la fixer avant de la lever vers lui, trinquant pour ensuite la porter à ses lèvres. Elle avale une première gorgée, puis pose ses prunelles sur son meilleur ami, mitigée. « C'est... Pas mauvais, mais pas bon non plus... C'est super amer ? » Elle est contente de ne pas sentir le besoin de vomir, car jusqu'à maintenant, rien que l'odeur suffisait à lui retourner l'estomac. Sans attendre, elle réessaye. « Ouais, nan, mh, c'est dégueulasse, bye. » Et elle pose la bouteille par terre.

L’un comme l’autre vous regardez cette bouteille de bière qu’elle tient entre ses doigts. Si la tienne est déjà ouverte et une gorgée est déjà passé dans ta trachée, pour elle, tout est encore à décider car ô grand jamais elle n’a bu Alex. Elle a bien des vices et des addictions mais l’alcool n’en fait pas partie et ce soir, sur ce joli rooftop préparé pour votre visite elle te confie une bribe de sa vie que tu ne connaissais pas encore. C’est surprenant venant d’Alex qui est si cachotière, au point ou t’es forcé de relever un sourcil, la fixer un peu plus intensément pour qu’elle rajoute quelques mots à cette première annonce qui brouille tes pensées, remet en question toute l’idée que t’as pu te construire au sujet de la famille Kwon depuis que tu la connais.

La mère est alcoolique, mais pas celle à laquelle tu penses, non.
La vraie, celle qui a abandonné sa fille.

C’est celle-là qui avait une addiction à la boisson, c’est à cause d’elle si Alex semble aussi dégouté par les boissons aux odeurs et gouts si forts. Et tu ne sais quoi dire, quoi répondre à ça. T’es bien content qu’elle se remette à parler ta meilleure amie, qu’elle te propose de te raconter son histoire si tu le veux bien. T’hoches alors de la tête Haru, pose ta bouteille sur le rebord contre lequel t’es appuyé.

- C’est une vraie question ça ? Bien sûr que je veux que tu me racontes… J’mérite après toutes ces années non ?

Après tout toi tu n’as jamais eu de réel secret pour elle – si on enlève tes sentiments pour Reira à l’adolescence. Sinon, elle connait à peu près tout de ta vie, que ce soit ta famille, les soucis dans celle-ci ou ce qu’il a pu se passer quand t’étais au Japon loin d’ici. Tu penses qu’il est l’heure pour elle de se dévoiler si pour ça elle a besoin de gouter à cette bière tu ne te fais pas prier pour la lui ouvrir quand elle te la tend. Une fois remise entre les mains tu récupère la tienne, vient la faire claquer à la sienne avant d’en prendre une petite gorgée tout en la fixant car la première lampée ne pourra qu’être désagréable pour une non habituée. Toi-même tu trouvais ça dégueulasse, t’y es habitué avec les années et comme tu l’imaginais elle grimace Alex, ne semble pas du tout apprécier malgré ses premiers dires.

- Ah ouais tu trouves ça pas bon …. ? Trop étonnant ….

Que tu réponds un brin sarcastique car en vrai, qui aime réellement la bière ? Qui se fait plaisir à boire ça lorsqu’il existe le soju ? La boisson de Shin ? Quand il existe les cocktails et le coca ? Certainement pas toi, toi t’en bois juste par habitude, pour faire un peu comme tout le monde. C’est pas la boisson absolue la bière, encore moins ta préféré. C’est juste le plus simple à acheter, le moins cher aussi sur le marché.

- Te force pas, au contraire c’est pire ça donne envie de vomir quand t’arrête pas … Mais au moins tu pourras dire que tu dormiras moins bête ce soir hein ma petite ?

Tes doigts qui glissent au sommet de sa tête vient ébouriffer pour ce qui doit être la dix millième fois ses longs cheveux noirs, décoiffe ses mèches à l’avant. Et enfin tu tournes, la laisse tranquille te met plutôt à fixer l’asphalte dix pieds en dessous minimum. Deux secondes de silence tout au plus lorsqu’enfin tu dis :

- Tu sais… Tu seras jamais ta mère, ni comme elle … Elle est comme elle est, peut-être une alcoolique mais t’es pas elle… T’as pas à porter les erreurs de ta mère sur ton dos tu le sais ça j’espère hein ?

tu tournes alors la tête vers elle, la fixe un instant car t'aimerais qu'elle comprenne Alex, qu'elle sache qu'elle ne sera jamais le sosie de cette femme qui semble n'avoir jamais tenu son rôle comme il le fallait.

Tant d'années passées en effet, tant d'années à avancer ensemble sur une pente toujours plus glissante, car pour Alex, la vie n'a jamais été un long fleuve tranquille, et c'est jusqu'à sa mort que gamine devra ramer à la force de ses bras pour espérer ne pas sombrer. Haru est là depuis si longtemps, à l'aider comme il peut à soulever son rocher, mais il aura beau y mettre toute sa bonne volonté, c'est seule qu'elle parviendra à le faire avancer, seule avec elle-même et ses propres pensées, car elle doit apprendre à pardonner au passé, mais elle ne sait pas si elle pourra un jour rassembler assez de force pour l'affronter. Haru, elle l'a connu sous toutes ses facettes, celui du jeune ado un peu bête, de l'ado plus si jeune qui soit faire face à ses responsabilités, gamin qui a pris la fuite, pour revenir quelques années plus tard et enfin assumer son rôle comme il se doit. Alex, elle l'a connu dans ses bons et dans ses mauvais côtés, mais jamais elle ne l'a jugé, parce qu'elle sait que la vie peut parfois être difficile, et que parfois, on a juste envie d'être tranquille.

Elle lui jette un vilain regard lorsqu'il prend un ton sarcastique : « Bien envie de te taper sur la tête histoire de te faire perdre des neurones à toi. » Répond-elle à ses taquineries en dégageant le bras du garçon. Il a beau avoir pris l'habitude de lui ruiner son brushing, elle n'a jamais apprécié, mais elle le laisse faire, car c'est lui, Haru, et personne d'autre. Le silence revient et Alex laisse son esprit divaguer. Par où commencer ? Comment lui raconter cette enfance si compliquée ? Est-elle sûre de se rappeler de tout ce qui s'est passé ? Son cerveau lui a fait oublier les détails de ses jeunes années, pour la protéger très certainement, c'est la première fois de sa vie qu'elle décide volontairement de replonger à la recherche de ces souvenirs, et ce, non pas parce que c'est le psychiatre qui lui a demandé. Haru reprend la parole, elle apprécie son attention, et elle le lui fait savoir d'un regard affectif avant de reprendre la bouteille pour la porter à ses lèvres. « Je vais m'habituer au goût en vrai. » Elle s'avachit un peu plus dans son assise, lève les yeux au ciel afin de contempler des étoiles qui ne se voient pas. « Tu sais que suis bipolaire, ça c'est pas un secret. » Commence-t-elle, la voix un peu chevrotante. « Et bah figure toi que la bipolarité est une maladie génétiquement transmissible. De toute évidence, c'est ma mère biologique qui me l'a refilée. » Elle marque une pause, s'assure qu'il suit bien. « C'est compliqué comme maladie à vivre au quotidien, surtout quand on n'est pas suivi et pas traité. Même si j'ai vu plein de professionnels, aujourd'hui, je galère encore avec mes émotions, et je pense que j'en aurai jamais terminé. M'enfin si c'était que la bipolarité... Ma mère, sans traitement ni personne pour l'écouter parler, forcément, elle est allée chercher des moyens de se soulager. Les pilules, l'alcool, les trucs mauvais quoi. » Et elle ne peut pas vraiment juger, elle-même s'est réfugiée dans la drogue finalement.

« Je pense que si j'ai jamais pu boire d'alcool avant, c'est à cause de l'odeur. Ça sens fort cette merde, et mon cerveau de gamine a automatiquement assigné cette odeur à cette femme. Je sais pas pourquoi ça passe plus aujourd'hui que d'habitude, la confiance sûrement. » Car avec Haru elle est en confiance, plus qu'avec n'importe qui. Elle fixe à nouveau la bouteille, sans émotion, bataillant pour réussir à trouver le bon moyen de tout dire. « Tu vas me dire, bon ta daronne était malade, elle est devenue alcoolo, toxico, nothing new, hein ? » Elle sourit, comme pour dédramatiser l'atmosphère. « J'ai plein de tattoos. C'est cool les tattoos. » Et elle tourne autour du pot, ça en devient presque ridicule. « Nan mais ce qui est bien avec les tattoos, c'est que ça permet de dissimuler pas mal de choses. » Elle abandonne la bouteille sur ses genoux et vient remonter une manche afin de montrer un de ces tatouages qu'il connaît pourtant par cœur. « Ma mère, quand elle était bourrée et droguée, elle avait tendance à devenir tarée, et comme on vivait seules sans personne d'autre pour nous épauler, elle a pris la décision de se servir de moi pour se défouler. » Elle parle avec tant de légèreté, pourtant, elle sent sa poitrine son compresser, ses muscles du visage se tendre pour retenir ses émotions. « Je me souviens pas vraiment de la sensation, mais je sais que j'avais très très peur à ces moments-là. Très très peur et très très mal. » Ses derniers mots expulsés dans un cri de souris, elle redresse un œil vers son ami, cherchant son soutien, quelque chose qui lui dise « T'inquiète pas, continue. »

T’as la douce impression de repartir un millénaire en arrière quand elle te menace de cogner ta tête, te faire perdre quelques neurones. Car elle t’a toujours menacé ainsi Alex, a toujours usé de cette phrase là pour tenter – vainement de te calmer quand tu te comportais comme un gamin bien trop taquin avec elle.

Et t’as l’impression que ça fait des lustres que ça n’était pas arrivé.

Est-ce que c’est ça de devenir adulte ? Perdre les bons vieux réflexes, ne plus prononcer ces phrases qu’on se disait à tout va par le passé ? Est-ce qu’elle a perdu ses habitudes ou bien c’est toi qui t’es tout simplement calmé avec les années ? Il y a surement un peu des deux, beaucoup de changement de ton coté, ça, c’est certain. Tout le monde te le dit que tu t’es assagit, que t’es un homme différent de celui que t’étais quand t’as quitté le pays. T’es dorénavant plus sérieux, surtout plus mature et c’est surement ce qui amène ta meilleure amie à se confier à cœur ouvert ce soir sur ce passé si mystérieux encore pour toi. Ça fait pourtant dix ans que tu la connais Alex, dix ans que tu partages tes peines et tes joies avec elle et ce n’est que soir qu’elle te parle de cette mère biologique absente, de cette femme qui lui aura filé une terrible tare comme dernier cadeau avant de prendre la fuite, disparaitre complètement de la vie de sa fille. Elle te parle alors de ce trouble du comportement qui lui pourrie la vie, qu’elle a bien trop de mal à dompter au quotidien et qu’elle essaie parfois de vaincre toute seule, parfois comme le faisait sa mère en foutant le bordel tout autour d’elle. Tu comprends mieux cet auto-sabotage, pourquoi elle a souvent tant de mal à reprendre la main sur sa vie, Alex. Et t’as de la peine, te sens coupable d’avoir pu parfois souffler par le passé en la voyant foutre en l’air les quelques efforts qu’elle avait pu faire.  

T’aurais dû être là, plus intensément. T’aurais dû comprendre Haru.
T’aurais du la comprendre, c’était ton rôle de meilleur ami.

Et tu devrais t’excuser maintenant de ne pas avoir été assez présent mais tu fais le choix de te taire, continue de fixer le goulot de ta bière tout en la laissant vider son sac jusqu’à la fin. Car tu peux au moins lui accorder ça à Alex, lui octroyer ce temps de parole nécessaire pour comprendre toute son histoire. Elle t’avoue alors qu’à la normal, l’odeur de l’alcool lui est insupportable mais pas ce soir, la confiance en la personne avec qui elle est rend l’odeur acceptable et tu relèves alors la tête, comprend qu’elle parle de toi et te met à sourire en coin un instant avant qu’elle ne reprenne plus sérieusement le cours de son histoire, t’explique pourquoi elle s’est mise à se faire tatouer un peu de partout.

T’imaginais que ce n’était que de l’esthétisme, un plaisir comme un autre.

Mais l’histoire derrière est bien plus profonde cache un tas de chose que son cerveau semble avoir préféré oublier. T’as le cœur serré de l’entendre te raconter le calvaire qu’elle a vécu les quelques années passées auprès de sa génitrice. T’as certainement plus envie de boire, plus envie de lâcher le moindre sourire. T’as pas envie qu’elle s’inflige une seconde de plus ces souvenirs Alex, pas envie qu’elle ne souffre – te fasse souffrir à toi aussi alors tu viens te poser à côté d’elle, vient la serrer dans tes bras en disant :

- Arrête Alex, t’inflige pas ça c’est bon stop…

Tu caresses doucement le haut de son dos du plat de ta main ajoute pour quelle sache que t’es avec elle, qu’elle peut se permettre de déverser toutes ses émotions :

- J’suis là pour toi Alex, je l’ai pas toujours été et pas de la meilleure des façons mais j’suis là … Tu peux compter sur moi et plus personne ne te fera revivre un truc pareil ok ?

T’essaies alors de capter son regard, force un sourire pour qu’elle ne panique pas, tente de la calmer avec tes maigres moyens :

- Toi tu veux faire quoi maintenant ? Tu veux voir un professionnel ? Tu veux être aidé ou tu te sens bien dans ta vie même si y’a des moments compliqués ?

Que tu lui demandes sincèrement curieux de savoir ce qu’elle pense de sa vie actuelle, de ce qu’elle veut faire et pour un peu plus l’encourager t’ajoute :

-C’est ton ressenti le plus important… Pas ce que les autres attendent de toi.