tous les hommes naissent égaux, qu'ils disent ; un beau ramassi de conneries, si vous lui demandez son avis. non les hommes ne naissent pas égaux, surtout pas lorsqu'on nait femme en chine ; surtout pas lorsque la nature ne se sent pas d'humeur à gâter votre naissance, surtout pas quand les bonnes fées et les contes magiques ratent votre berceau. gamine issue d'une famille patriarcale, deux grands frères déjà bien âgés lorsqu'elle arrive par accident ; lorsqu'elle n'est ni jolie, ni attirante, ni confiante. les traits disgracieux, les dents déformées obligeant plaques de métal dans le gosier, une mauvaise vue contrecarée par de grosses lunettes rondes, et un surpoids s'installant trop vite et trop visiblement dans les hanches et le bas du ventre ; les années à l'école sont rudes, les moqueries fusent, la solitude devient sa seule alliée. déambulant entre railleries, coups et rackets, étant aux yeux de tous la pauvre fille seule, grosse et moche, aux yeux globuleux et aux dents métalliques, doucement la haine au fond d'elle s'installe, planifiant une revanche qu'un jour elle prendrait sur sa vie. jurant qu'un jour elle serait cette fleur que sa mère a voulu qu'elle soit en la nommant ainsi ; mei, la beauté, mei, la fleur de prunier.  


des années de régimes drastiques et d'apprentissage des langues étrangères ; à peine les dix-huit ans atteints que la chine a été quittée ; avec les économies que sa mère a toujours gardé en secret pour elle durant toute sa vie, la voilà envolée pour les états-unis. un pays de liberté et de nouveautés, où elle espère bien pouvoir repartir de zéro. où elle rencontre un chirurgien qui lui refait intégralement le visage, dans cette belle ville de new haven. les traits si refaits qu'elle ne se reconnait plus ; et c'était bien ça le but, au final. changer totalement de vie, repartir de zéro. mépriser avec dégoût ceux qui jadis étaient comme elle, les faibles, les opprimés, les harcelés. désormais belle et admirée, elle se fait la promesse que plus jamais elle ne sera sur la touche, plus jamais elle ne sera moquée ; et désormais elle veut le monde à ses pieds.



image de jeune fille parfaite, elle se donne les moyens de ne plus jamais être critriquée. travaillant d'arrache pieds pour obtenir les meilleures notes dans les études qu'elle a choisies ; la médecine, parce qu'elle veut toujours plus briller. elle veut qu'on la voit comme un génie, comme une héroïne qui sauve des vies, être celle qu'on remercie et plus jamais celle qu'on bannit. elle vise ce qu'il y a de mieux, la chirurgie ; comme un hommage au chirurgien qui a sauvé sa vie. et parce qu'elle ne brillera jamais assez, elle est trois fois par semaine en ligne sur les plateformes de streaming, et cumule des centaines d'abonnés qui viennent la regarder jouer ou juste simplement admirer sa jolie frimousse de poupée.



mais la beauté et la renommée ont des désavantages aussi, c'est vrai ; notamment celui d'attirer les attentions trop poussées de certaines personnes peut-être mal intentionnées. ces regards sur elle, cette impression d'être constamment suivie, observée, analysée. un regard obsessionnel constamment posé sur elle, qui dans un premier temps la flattait, mais ont à la longue fini par la gêner, voire l'effrayer. un regard qui semble venir constamment de derrière elle dans sur les bancs des amphis, les couloirs de la fac où les ruelles trop sombres la nuit. peut-être un de ses abonnés, peut-être un camarade de sa promotion ; difficile de savoir à qui appartiennent ces yeux incéssement posés sur elles. trois années durant elle les a supportés ; jusqu'à vouloir les fuir. définitivement.


si retourner en asie semblait être une évidence, retrouver sa chine natale ne lui disait trop rien ; ainsi a-t-elle préféré se porter sur un pays plus au sud, bien plus développé. sur internet ils disaient que busan, ville portuaire de corée du sud, était devenu le berceau le plus exponentiel des technologies ; ainsi l'information l'a attirée, lui a donné envie. ses derniers mois pour achever son année en cours passés à étudier en parallèle le coréen, et dès son semestre achevé, la voilà à nouveau dans un avion, lancée seule vers de nouveaux horizons. parce qu'elle a jamais peur de rien mei, non ; elle va là où elle a envie d'aller, elle va là où le vent l'emporte ; et elle sera médecin, oui, c'est sûr. peu importe où elle se trouve, elle sera toujours la meilleure.


la vie désormais lui sourit ; installée à busan depuis 2038, elle vit de son salaire d'interne et suit sa route vers la chirurgie. les années d'études sont encore longues à écouler avant d'avoir officiellement son titre, pourtant elle passe tout son temps dans les hopitaux comme si elle y était déjà. pourtant parfois dans ces couloirs blancs et lumineux, elle a l'impression qu'encore une fois, ces regards insistants posés sur elle ont recommencé... comme un fantôme de son passé venu la pourchasser, encore et encore ; comme un parasite qui ne s'en ira jamais complètement. peut-être a-t-elle de simples souvenirs paranoïaques, de simples hallucinations ; ou bien peut-être qu'il est encore là, tapi dans l'ombre à l'observer en silence.  


sans doute des restes du passé, des mauvaises habitudes prises pour que les kilos partent et ne s'installent plus jamais ; ou peut-être est-ce simplement par manque de temps, entre sa vie d'apprentie chirurgien ou ses activités sur le net ; quoi qu'il en soit, il lui arrive bien souvent d'oublier de manger. oublier, ou se forcer à oublier ; dans tous les cas, s'alimenter reste une épreuve délicate et difficile, qu'elle s'impose uniquement pour survivre, et n'ingère que des quantités désespérément faibles d'aliments. ses repas se constituent même parfois simplement de fruits secs ou de barres énergisées ; parce que pour les meilleurs, il n'y a après tout le temps pour rien, même pas pour manger.


de l'enfant seule et harcelée est née une petite peste mauvaise et suffisante ; beaucoup de ses confrères la trouvent arrogante et superficielle ; ils ne peuvent pourtant pas nier qu'elle fait merveilleusement bien son travail, et qu'elle ne se repose jamais sur ses acquis. elle reste curieuse de tout, pose des questions, se porte volontaire, se fait remarquer ; parce qu'elle aime être au centre de l'attention, mei, elle aime qu'on la regarde, elle aime qu'on la remarque. elle aime qu'on sache qu'elle est là et qu'elle fait du bon travail. même si elle ne dort que très peu, elle sera toujours présente, toujours ponctuelle, toujours parfaitement coiffée et apprêtée, même après plus de douze heures à courir dans l'hôpital pour s'occuper de ses patients. toujours belle, toujours clinquante, elle garde pourtant au fond d'elle la peur qu'un jour le bruit courre qu'elle s'est faite opérer ; et même si dans ce pays la chose est si convenue qu'elle en devient anodine, sa crainte demeurre de voir toute sa réputation dorée s'écrouler.