Les notes, aussi volatiles que les tulles tourbillonnants sur scène, se succèdent une à une. De plus en plus fortes, de plus en plus entraînantes, elles s'emparent des spectateurs et malmènent le rythme de leurs battants sans même les laisser reprendre leur souffle. Là n'est pas le moment, parce qu'au centre des tutus roses, il y a elle : Naeri. Une jeune fille aussi gracile qu'époustouflante dont l'élégance seule oserait caresser les traits. Les cœurs s'entichent et le rythme s'emballe. La jolie fleure est divine. Je le suis. Père et mère sont au premier rang pour témoigner de l'éloge prêt à bercer leurs lèvres. Le cœur de l'adolescente s'exalte autant que ses pas. Elle est fière de tous ses efforts. Chaque pensement à ses orteils ne sont plus malheur, et à chaque fois que ses pointes se dessinent et rencontrent avec souffrance le sol dur de la scène, Naeri chante son bonheur et embrasse la douleur. Cette danse n'est pas pour elle, mais si elle est pour cette danse, alors c'est avec fierté qu'elle sourit aux morceaux de gaze découpés. Parce qu'elle vous rend fière, parce que je vous rends fière. Parce que peut-être là est ma place, au milieu des jupons roses bonbons, des chignons stricts et des pinces tirant la peau.

La mélodie s'achève, et au centre, le cœur au bord des lèvres, Naeri est étincelante. Les applaudissements se soulèvent en chœur et l'adolescente porte immédiatement son regard brillant sur ses parents. Elle a réussi, n'est ce pas? Elle est digne de leur amour, n'est ce pas? Les lèvres rosées dévoilent quelques dents heureuses, mais l'adrénaline met du temps à redescendre et ses pieds douloureusement chimériques ripostent et lui font perdre l'équilibre. Elle trébuche, se rattrape à une autre danseuse qui lui sourit et la félicite, mais il est déjà trop tard. Naeri, elle sait déjà qu'elle vient de tout gâcher. Du coin de l'œil, elle devine les mâchoires de son père serrées et sa mère prête à quitter l'amphithéâtre. Alors qu'elle retourne dans les coulisses avec les autres, Naeri ne sourit plus. La honte s'est emparée de ses épaules faussement droites. L'adolescente ne sait plus quelle expression affichée lorsque ses amis s'échangent leur euphorie ou que leur professeur vient la féliciter. Le menton relevé et le minois digne, Naeri les reçoit avec toute la gratitude qu'elle puisse faire croire. Parce qu'au fond, il n'y a que honte et déception. Elle voulait bien faire… Elle voulait tant bien faire pour se sentir assez.

Assez pour que vous m'aimiez comme je suis.

- À quoi tu penses?

Le souffle à son oreille ne l'étonne guère mais il a au moins l'effet de sortir la jeune femme de ses songes. Le regard rivé vers le soleil par delà les toits des bâtiments, elle apporte la tasse de thé à ses lèvres, sans réagir aux doigts effleurant avec attention son épaule dénudée.

- Tu es bien matinale.

Les gestes se font plus insistants, moins subtils, mais Naeri ne répond pas et penche légèrement la tête pour manifester son refus au baiser dans son cou. Elle ne veut pas. Elle n'a plus envie de lui, de son amour à lui. Un soupir de sa part. Un silence du sien.

Casse toi.

Depuis ton départ Sahan, nombre de corps ont réchauffé les draps dans lesquels tu dormais il n'y a encore pas si longtemps, mais aucun d'entre eux n'ont su réchauffer mon cœur comme toi le faisait. Il n'y a que toi qui sait. Eux, ils ne savent pas. Eux, ils ne savent pas m'aimer comme toi m'aimait.

Soudain, son cœur se gonfle d'une envie injuste : celle de l'appeler. Lui, cet homme dont lui seul possède la chaleur capable de la rassurer. Mais pour combien de temps? Aussitôt voulu, aussitôt regretté. Avant même que la jeune femme n'ait eu à bouger le moindre petit doigt, la culpabilité l'écrase. En silence, elle déglutit. Elle a l'impression d'étouffer dans sa contradiction. Elle ne peut plus l'enfermer dans un amour à sens unique pour son seul bonheur à elle. C'est injuste. Elle ne peut pas lui demander d'oublier tout le reste pour ne penser qu'à elle lorsqu'elle-même se refuse à s'emprisonner dans une situation aussi ridicule.

Sur son téléphone posé sur sa table basse, le cœur disparaît de ses notifications, signe que l'homme a quitté son périmètre, et la jeune femme a l'impression de se briser de l'intérieur. Autour d'elle, il n'y a personne pour elle. Personne qui l'aime assez pour tout quitter. Elle se sent terriblement seule, dans cet appartement où tu n'es plus Sahan. Elle ne veut pas être seule, et pourtant, elle ne le rappelle pas, cet autre dont elle ne se souvient déjà plus du nom, ni du visage. Elle sait, que ce ne sera pas assez. Ce ne sera jamais assez. Le suçon dans son cou est déjà bien trop d'honneur pour ce pauvre type. Il n'aurait jamais dû oser laisser la trace de son passage sur une peau qui ne lui appartient pas. Je ne t'appartiens pas. Je ne vous appartiens pas.

La boule à la gorge, le thé passe mal et la jeune femme le repose pour ramener ses jambes contre ses seins et s'entourer de ses propres bras. Un instant, elle imagine la chaleur de ses bras à lui, mais ce n'est pas juste. Rien est juste. Si seulement elle avait été capable de l'aimer comme lui l'aimait, peut-être qu'elle aurait pu accepter troquer sa liberté pour ses beaux yeux. Vraiment? Son corps nu frissonne sous les rayons du soleil, et Naeri contemple, à moitié blasée, le deuxième suçon laissé sur sa cuisse. Note à elle-même : préciser à ses coups d'un soir qu'elle n'a pas d'affection particulière pour les sangsues non identifiées. Dépitée, elle attrape son téléphone pour le reposer une dizaine de secondes plus tard et partir vers la salle de bain. Il n'y a que Sahan qui avait le droit.