C’était comme prendre une résolution de nouvel an, mais au milieu de l’année, pendant l’été, le moment où tout le monde abandonnait ses dernières parce que “hé, ce sont les vacances !”. Noy, évidemment, ne faisait rien comme “tout le monde”. Il venait de terminer sa licence, entrant dans ses années de master avec un grand sourire aux lèvres, ne se doutant absolument pas de ce qui l’attendait. Tout se passait bien, peut-être un peu trop, ce qui semblait suspect. Mais, au lieu d’adresser la possibilité que tout finisse pas s’effondrer comme un château de cartes, il décida d’ignorer le tout et de se tourner vers une nouvelle idée. A vrai dire, cela faisait un petit moment qu’il y réfléchissait, se renseignant sur la question en attendant les résultats de ses examens. "Être végétarien" - le véganisme semblant beaucoup plus complexe comme concept de son point de vue d'individu n’ayant jamais adressé la question - était séduisant, le concept comme un challenge. Certains pays étaient déjà complètement épris de ce style de vie, trouvant des solutions à chaque problème, argumentant haut et fort sur le pourquoi du comment. La Corée, et plus particulièrement Busan, bien qu’en avance sur la technologie, se trouvait bien muette lorsque l’on adressait d’autres questions. Noy était aveugle au concept de richesse car n’ayant jamais eu à s’en faire, mais il s’était fait piquer par la cause animale après avoir croisé une manifestation devant la faculté, un jour. Dans son coréen à l’accent prononcé, il avait pris des informations, toujours et encore curieux. Puis, l’envie avait fait son petit bonhomme de chemin.

Et le voilà dans une rue perdue de Busan, son téléphone à la main, l’application pour son GPS allumée, cherchant un fameux vendeur de légumes, pas cher, qui traînait dans le coin. Il avait tenté de trouver des produits frais, accessibles dans les grandes surfaces jusqu’aux petites supérettes, mais rien ne lui avait réellement donné envie. Autant sur le prix surprenant que la qualité décevante. Tout le monde félicitait les progrès, mais Noy commençait à douter. Certes, VICE était la béquille parfaite, ce qui l’avait sauvé lorsqu’il débarqua en Corée pour ses études, sans connaître la langue autre que les dramas peu instructifs qu’il avait regardés, mais tout le reste était laissé à l’abandon. Les manières de consommer étaient sensiblement les mêmes, si ce n’est pire. Les bus fonctionnaient avec le soleil, mais il y avait toujours des rayons entiers de plastiques dans les supermarchés. Pour cela, il tenta de se convaincre qu’”un peu de sport ne pouvait pas faire de mal” lorsqu’il tomba sur une côte infranchissable. Vu que le nom de la boutique n’apparaissait pas sur son écran, il était descendu au premier arrêt de la rue. Serrant la hanse de son tote-bag, il prit une courageuse inspiration avant de se mettre à grimper. Il ne s’attendait pas à la vue qui l'accueillit une fois au sommet et fut soulagé de voir qu’il pouvait désormais faire tout en descente. Une photo, et il était reparti.

Se balader ainsi, il ne l’avait pas encore fait pour le moment. En tout cas, pas dans ce coin-là de la ville. Le quartier était calme, il abandonna son compte de personnes âgées au bout de la vingt-troisième, les murs étaient joliment décorés, on pouvait voir les immeubles du centre ville d’ici, ainsi qu’un bout du campus excentré de la ville. La Silicon Valley aussi s'étendait au loin, déformant étrangement le paysage, comme un ajout à la va-vite, que personne n’avait vu venir et pris la peine de s’occuper. Noy baissa les yeux sur son écran, inspectant de nouveau la route derrière ses lunettes de soleil flashy. Toute sa tenue l’était ; l’été était une bonne période pour sortir avec encore plus de couleur. Sa casquette verte et rose était accordée à son short cargo, qui pouvait être autant habillé qu’un accessoire de plage. Ses chaussures anciennement blanches étaient colorées d’arc-en-ciel et de fleurs, tandis que son t-shirt reprenait le logo bleu de l’université de Busan - vêtement qu’on lui avait offert pour ses résultats excellents - sauf qu’il avait cousu une myriade de badges sur le côté du nom de l’établissement. Cela lui avait voulu un regard courroucé du président de la faculté, mais un joli sourire de son professeur d’anglais. Un étalage de fruits attira alors son attention. A l’entrée du magasin s’étalait plusieurs contenants, remplis du même ingrédients, ce qui rendait le tout étrangement comique. Il n’y avait que des pastèques. Avec précaution, il s’enquit de sa localisation pour découvrir qu’il était arrivé à destination. C’est fou, il aurait pu la rater pour avoir un peu trop longtemps regarder le décor, déconcentré par toutes les informations qui flottaient jusqu’à son esprit (par exemple, pourquoi il y avait une couette qui séchait sur ce qui ressemblait à un vélo à deux pas de lui ?). D’un bon pas, il trottina jusqu’à la devanture, entrant en poussant la porte. Ses lunettes relevées sur sa tête, il sourit à l’unique être humain présent.

« Bonjour ! s’exclama-t-il, un peu trop fort peut-être. Elles coûtent combien, les pastèques dehors ? »

Pour faire bonne mesure, il pointa derrière lui, laissant la porte se refermer derrière lui. D’une rapide observation, il prit l’ensemble de l’endroit en vue. Il y avait des légumes et des fruits partout, rangés étrangement, ce qui piqua un peu plus sa curiosité, avant que son attention ne revienne sur ce qui ressemblait le plus au vendeur et s’en éloignait énormément. Mais Noy n’était pas regardant ; il préférait voir à qui il avait affaire avant de prendre une décision. Même si son but était déjà tout tracé, soit sortir de cet endroit avec assez de fruits et de légumes pour tester - et rater - autant de plats végétariens qu’il pouvait. Et s’il jouait assez bien de ses charmes, pourquoi ne pas gagner un peu plus au change en négociant ? S’il savait bien quelque chose, autre qu’académique, c’était de mener sa barque dans les discussions. Après tout, Noy obtenait toujours ce qu’il désirait.

L’impression que la rue lui avait laissé se répercutait dans la boutique. Ses yeux tournèrent un instant sur les différentes étagères, le semblant d’organisation pâtissait cruellement sous le ménage inexistant. Ou alors, c’était un type de poussière incrustée, impossible à retirer, même avec le produit détergent le plus fort du marché. Noy remarqua différentes affiches aux dates dépassées sur les murs, comme si personne n’avait pris le temps ou n’avait eu le courage de les retirer. C’était pittoresque, bien loin de la propreté parfaite de l’université ou encore des grands supermarchés, voire même des rues en général. Pourtant, cela ne le dérangeait pas plus que cela. Au contraire, c’était comme retrouver un semblant de son pays. Même s’il avait toujours progressé dans les grandes instances de la Thaïlande, ayant par exemple, eu la chance d’aller à l’université, il connaissait sur le bout des doigts les boutiques de la capitale où personne ne regardait la carte d’identité, que ce soit pour l’alcool ou autre chose. Et étrangement, cela ressemblait bien à ce magasin de fruits et de légumes. Noy observa avec une certaine excitation une étagère de produits qui, contrairement à la décoration, semblait tout frais de la matinée. Mais de toutes les attractions que proposait le magasin, la meilleure était sans doute le vendeur en lui-même. Complètement affalé, dans une tenue Noy avait seulement vu les personnes les plus négligentes du centre-ville (lorsque, par exemple, les hommes de bonne condition allaient faire leur course au Seven Eleven du coin, sans penser un seul instant que quelqu’un les remarquerait) avait le courage de porter. Quelque chose, néanmoins, lui disait que ceci était le style quotidien de l’individu, et l’amusement pouvait se voir sur son visage. Oui, il jugeait ouvertement un accoutrement, étant trop proche de son image pour se permettre de la faire.

« Je ne sais pas, ça dépendra du prix… » répondit Noy avec une étrange étincelle de malice dans les yeux.

Prendre une pastèque lui semblait déjà énorme en soit ; au vu de la taille du fruit, il allait être en sueur à cinq mètres à peine de son point de départ. Mais c’était pour tester, pour voir ce qu’allait bien lui dire l’autre. Parce qu’il ne fallait pas se mentir, qu’un vendeur lui demande son prix avant même qu’il n’est l’article, c’était surprenant. Heureusement - ou malheureusement pour certain - le plus jeune était plus habitué à l’étrangéité de la vie et de ses environs, étant lui-même une sorte de paquet surprise dont les gens n’avaient pas besoin. Il débarquait, comme ça, un beau matin, et vous faisiez soudainement regretter de lui avoir adressé la parole. Un talent comme un autre, il vous répondra. Ses pieds se mirent en mouvement, l’entrainant un peu plus profondément dans le magasin, à la recherche d'intéressantes nouvelles découvertes. Il n’y avait que dans des échoppes pareils que l’on pouvait tomber sur des merveilles. Il ignora superbement le vendeur, se saisissant d’une tomate plus grosse que son poing fermé. Noy faisait partie des petits gabarits, se sentant étrangement minuscule depuis qu’il était arrivé à Busan, avec tous ces coréens immenses qui semblaient tout droit sortis d’une agence de mannequin se promenant dans les rues. (A noter pour lui-même : si l’homme assis sur sa chaise en plastique quittait ses affreux habits, il ne serait pas déplaisant à scruter. Après tout, il réussirait à faire croire que le legging sous le short était un style en lui-même, alors que clairement, non.) Avec attention, il cligna des yeux face à la tomate, se demandant si elle n’allait pas lui faire un repas entier par sa taille. Sûr qu’il ne trouverait pas cela en grande surface.

Sortant alors un sac de course de son autre sac - c’était qu’il était organisé en plus ? vraiment, vivre seul vous changez un homme - il se décida à commencer ses vraies courses. De temps à autres, il posait une question dont la réponse lui passait par-dessus la tête, comme par exemple : “vous trouvez pas que vos carottes sont un peu trop nombreuses par rapport au reste des légumes ? je veux dire, vous en avez plus de trois caisses là.” ou encore “c’est quoi ce truc ? on dirait une racine… ça se mange vraiment ?”. Et ainsi, pendant encore une bonne trentaine de minutes, à questionner sur la taille, le poids, la quantité - pourquoi il n’y avait que trois citrons jeunes et une vingtaine de citrons verts ? - et parfois même, s’il était totalement dévoué à ses recherches, sur le nom coréen d’un légume qu’il ne connaissait pas. Il apprenait encore la langue, mais se débrouillait maintenant assez bien pour tenir une conversation. La première chose qu’il avait appris à faire, c’était compter en coréen. Logique, c’était son département d’étude, les mathématiques. Ainsi, il était à peine souffler de lire les étiquettes sur les conserves, grimaçant lorsqu’il en toucha une plus poisseuse que les autres, n’attendant même pas une seconde avant de la signaler, les yeux toujours plus inquisiteurs. Au moins, son sac se remplissait, et il était ravi de constater qu’il avait déjà quelques petites idées de dégustation à se faire. Sa nouvelle vie commençait. Enfin… Celle alimentaire en tout cas, parce qu’il était trop tard pour qu’il change sa manière de voir les choses ou de parler. Appelez-le impoli, il répondra qu’il est juste direct.

Avec la même détermination pseudo-naïve qu’il adorait utiliser, il s’approcha finalement du seul autre adulte dans la pièce, déposant son sac devant lui avec toutes les bonnes intentions du monde. Enfin, s’il ne s’appelait pas Lamon Ouattaiyaphon, tout le monde aurait pu y croire. Son sourire se fit tout autant taquin, ça il ne pouvait pas le cacher. On pourrait presque croire qu’il n’avait pas complètement détaillé et descendu la tenue du gérant avec son regard quelques minutes plutôt. Néanmoins, lorsqu’il vit le logo sur le t-shirt de l’individu, ses sourcils se froncèrent, avant qu’il redresse les pupilles vers lui, l’air de dire “sérieusement ? et vous n’avez pas honte de sortir comme ça ?”. Vraiment, les vieux le médusaient de jour en jour. Et personne ne faisait rien pour lui démonter cette idée de la tête. Même si Songki se battait comme un lion pour qu’il arrête de l’appeler comme ça, c’était sûrement la raison principale pour laquelle il le faisait maintenant. Pour votre protection et celle de votre égo, il est recommandé de ne pas avoir de Noy dans un rayon de deux mètres autour de vous.

« Comme il n’y a pas de prix sur les légumes, je suppose que tout est gratuit, non ? » demanda-t-il, vicieusement, ajustant son expression en quelque chose de beaucoup plus sûr de lui.  

Ah. Encore un grand. Noy leva les yeux vers lui, se rendant compte, pas le moins du monde surpris, qu’il ne pouvait pas passer une journée sans qu’un immense coréen ne le surplombe - à ne pas détourner hors du contexte -. Le vendeur semblait prit d’une nouvelle énergie qui ne décontenança pas Noy. Au contraire, il en fut curieux. Il était entré dans le magasin depuis plusieurs minutes déjà, et tout ce qu’il avait réussi à arracher à l’autre homme était des paroles neutres, au timbre moyen, bien loin de l’irritabilité qu’il reconnaissait bien trop souvent dans la voix des personnes qu’il rencontrait. Seulement, l’annonce de l’argent le transforma totalement ; pas dans le sens qu’aurait cru le plus jeune, par ailleurs. Car, ce ne fut pas de la colère qu’il aurait imaginé, mais bien un discours sur de la pastèque. C’était nouveau. Et fascinant. Parce qu’il était surpris. Cela n’arrivait pas souvent. La sensation devait donc être protégée aussi longtemps que possible. D’ordinaire, il était celui qui bousculait les autres, les amenant au pic de leurs émotions du moment. Avec Dak Ho, il avait ouvert une brèche dans sa colère, sa rancune et son mauvais caractère. Avec Songki, il avait atteint les limites de sa patience, lui qui se définissait comme particulièrement conciliant. Mais le vendeur semblait posséder une limite beaucoup plus vague. Surprenant donc.

Sans rien ajouter, il suivit l’homme dehors, restant proche de l’entrée, les mains dans les poches. Adossé à l’encadrement de l’échoppe, il l’observa se positionner, presque fier, au milieu de son armée de fruits. Avant de se retrouver soudainement avec l’un de ses soldats dans les bras. Étouffant un soupire sous l’effort - de part son petit gabarit - il prit un instant à faire des allers-retours entre le visage sérieux de celui qui lui faisait un cours digne d’un amphithéâtre et l’énorme boule verte à rayures dans ses mains. S’il se considérait comme hors des appréciations de la société, l’individu en face de lui dépassait de loin ses propres standards. Qui pouvait parler avec autant de dévotion sur un sujet aussi ridiculement oubliable que la pastèque ? Ou peut-être que Noy ne plaçait juste pas ses intérêts au même niveau que lui. Oui, mais cela ne l’intéressait pas, de savoir que les autres pensaient, alors cela ne servait à rien de soulever cette idée. Comme toujours, le plus jeune attendit la fin du monologue de l’individu, moyennement intéressé par la taille, la couleur et la courbe du fruit qui déchaînait les esprits. Noy releva les yeux vers l’homme, ses pupilles laissant s’échapper son incrédulité. Avant qu’une nouvelle étincelle n’enflamme soudainement l’air autour de lui.

« Je prendrais celle qui me coûtera le moins cher, je pense, répondit-il, tout à fait sérieux, avant de poser avec précaution la lourde pastèque. Après, si vous voulez m’en offrir une, je ne suis pas contre ! »

Son sourire aurait pu illuminer une maison entière, s’il n’était pas complètement humoristique et tournant en dérision tout ce que venait de lui dire le vendeur de légumes. Après tout, qui pensait vouloir lui inculquer les valeurs du bon choix et de la bonne consommation en espérant réellement qu’il retiendrait la moindre chose ? Noy se détourna soudainement, revenant dans le magasin, plus sombre que l’extérieur, plus frais aussi, allant retrouver son sac qui attendait. Reposant paisiblement sur le comptoir, il faisait légèrement tâche dans le décor. Noy s’en saisit pour le redresser, y cherchant son téléphone pour l’en sortir. Ignorant les notifications qui barraient son écran - au même titre que l’individu qui venait de lui faire le discours de sa vie - il ouvrit son application pour payer, sachant pertinemment que, même avec tous ses charmes, il allait devoir passer par la caisse. Son visage, pourtant, tomba légèrement en remarquant qu’il n’y avait pas de machine spécialisée pour les téléphones et les paiements par carte virtuelle. Tournant un visage outré vers celui au choix vestimentaire douteux, il eut l’impression d’être arrivé à l’air du Moyen-Age. Tout faisait sens, et en même temps, rien n’allait.

« Je ne peux pas payer par téléphone ? s’exclama-t-il avec sa meilleure voix de comédie. D’abord, pas de prix sur les étiquettes, ensuite, une explication gratuite sur comment choisir sa pastèque et maintenant, pas de moyen de payer… Je vais sérieusement devoir partir sans rien vous donner. »

Mais en gardant la totalité de ses fournitures, bien sûr. S’il arrivait à simplement sortir d’ici sans se faire harponner, c’était dans la poche. Alors, gardant son appareil à la main, la mine faussement défaite, il reprit son sac, s’apprêtant à partir sans rien ajouter. Et sans rien remettre à sa place.

Lentement, Noy tourna la tête vers la main qui lui touchait l’épaule, son regard brûlant l’épiderme du vendeur qui osait poser un carré de peau sur sa personne. Puis, avec la même vitesse plate et calme pour son énergie habituelle, il releva son attention sur le visage de l’individu qui semblait ignorer le concept d’espace personnel. Un peu gros de dire ça de la part de Noy, qui n’arrêtait pas de s’infiltrer dans l’intimité de tout le monde, sous prétexte qu’il voulait simplement faire ami-ami, alors qu’en réalité, il désirait découvrir les potins de la vie du peuple. Les bras croisés, il enfonça presque brutalement la ligne de ses pupilles dans celle de l’étrange bonhomme. Au moins, s’il avait obtenu quelque chose, c’était qu’il possédait désormais toute son attention, mais peut-être pas la bonne. Alors, il l’écouta, attendant qu’il est de nouveau terminé son discours, qui, cette fois, était bien plus court et direct, que la leçon entière sur “comment bien choisir sa pastèque". Noy nourrit l’idée de lui répondre abruptement que c’était tout simplement pour l'arnaquer, parce qu’il savait que les petits commerces de ce quoi là étaient moins regardant sur la clientèle. Puis il se questionna plutôt sur le fait de dire tout simplement que les produits étaient moins cher et sans doute plus de confiance que dans les grandes surfaces. Avant de promptement se raviser et de tout simplement se laisser aller à la vérité.

« J’ai un projet, expliqua-t-il en se redressant, comme s’il pouvait se rendre plus grand. J’ai décidé de changer mon régime alimentaire et de devenir végétarien. Je dois donc me fournir en produits frais et… (Il pointa l’ensemble de la boutique.) …les petits magasins sont les meilleurs endroits pour trouver cela. »

Sans beaucoup de tact, il baissa brusquement son épaule, essayant de faire lâcher prise à l’individu qui avait réussi à lui arracher l’importance de son projet. Noy garda pourtant les bras croisés, le regard sur le visage de l’autre. Il lui barrait la route, la porte de la boutique dans le dos du plus grand, ce qui le coupait de tout échappatoire. Bon, c’était trop tard pour vouloir s’échapper avec classe et discrétion ; il devait se résoudre à subir un peu plus longtemps l’idéologie végétale du vendeur. Puis, quelque chose se présenta à lui avec une nouvelle clarté. S’il voulait complètement modifier sa manière de voir les choses et d’apprécier sa nourriture, peut-être qu’il devrait également se satisfaire de ne pas toujours tout faire tourner autour de l’argent. Cette philosophie le perturba un instant. C’est vrai ça, il devait lâcher prise par rapport à sa vision construite de toute pièce par une société qui influençait jusqu’à sa manière de se voir. La réflexion le perturba un instant. Puis, aussi rapidement que l’idée était entrée dans son esprit, elle repartie, se rangeant immédiatement dans les nombreux tiroirs de son esprit, comme une information dont il s’occupera plus tard. Pour le moment, il devait juste sortir d’ici et tentait d’obtenir ce qu’il désirait. Pour le moment, rien ne lui avait résisté. Et ce n’était pas un vendeur de légumes dans un quartier random de Busan qui allait le faire mentir.

Prenant un pas en avant, il se positionna fièrement devant le vendeur, plissant les yeux en analysant intensément la passion de l’homme pour son propre magasin. Noy avait bien compris qu’il essayait de lui faire vivre l’expérience du légume - pour n’importe quelle raison qui n’était propre qu’à lui-même - mais c’était encore un long chemin à faire avant qu’il ne puisse totalement adopter l’idée. Après tout, il ne vivait pas à une époque où il était facile de se détacher des habitudes acquises, endoctrinées par une ville où la technologie possède plus de place que la vie humaine. Pourtant, rien que le fait de vouloir si abruptement ne plus être aussi conforme à la vision déjà appliquée du monde satisfaisait Noy. Alors il sourit, laissant enfin les barrières qu’il avait tenté de mettre en place pour voler tranquillement tomber. Puis, il y avait l’éthique aussi, la morale, mais rien n’y faisait, Noy était encore trop pris dans ses propres racines pour se libérer.

« Et puis, pour moi, c’est aussi une question d’argent, argumenta-t-il. Je suis un étudiant étranger, dans la capitale technologique de Corée du Sud, je pense avoir raison en m’inquiétant du prix. »

Même s’il ne payait pas son propre appartement, la vie à Busan n’était pas de tout repos, surtout lorsqu’il n’était pas assez qualifié, dans aucun domaine, pour trouver un travail. En plus, théoriquement, il venait à peine d’atteindre sa majorité ici. Enfin bref, il était jeune, dans une grande ville, avec un projet qui ne faisait aucun sens, pour l’ajouter à tous les autres. En plus, il venait de rencontrer un passionné addicte aux pastèques et à l’idée première que l’argent ne faisait pas le bonheur. Deux entités foncièrement différentes. Prenant un pas de plus en avant, il entra à son tour dans l’espace personnel de l’homme, l’observant toujours avec attention. Même s’il faisait attention à ce que ses bras croisées ne touchent pas le t-shirt sale de l’individu, il savait aussi qu’il était trop proche pour que cela ne soit pas gênant.

« Je vais vous prendre deux de vos plus petites pastèques, pour que je puisse les consommer seul. » ajouta-t-il avec un sourire, cette fois.

L’image avait de quoi amuser et perturber. Un homme d’âge mature, tenant contre lui de petites pastèques, à la place exacte où une poitrine se serait dessinée sous d’autres circonstances. Noy, pourtant, ne se sentit absolument pas secoué par la vision, le regardant avec la même expression neutre et quelque peu épuisé. C’est que l’individu semblait décidément déterminé à ne pas le laisser partir avec son butin dans les plus brefs délais. Il l’écouta pourtant avec attention, gobant les informations parce qu’il n’avait que ça à faire de toute façon. Et puis, même si cela lui coûtait un peu de l’avouer, le vendeur avait en partie raison. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire de ses repas avec les quelques trésors qu’il avait dans son sac ? Avec calme, pourtant, il reposa son sac, suivit du regard ce que lui racontait l’autre individu. Et si, pour une fois, il écoutait l’avis des autres, avant de sauter à pieds joints dans une conclusion qui le mettrait sans doute dans un problème plus gros que lui. Et puis, s’il la jouait assez bien, peut-être qu’il pourrait détourner assez longtemps l’attention de l’homme au t-shirt taché pour s’échapper avec double récompense : les conseils et la nourriture. Mâchonnant pensivement l’intérieur de sa joue, il finit par trouver un terrain d’entente interne, se satisfaisant de sa propre décision, avant de parler. Il prenait toujours le temps de prévoir ses mots, surtout lorsqu’il y avait autant en jeu.

« Très bien, alors que me conseillez-vous ? demanda-t-il en sortant de son sac les légumes et fruits qu’il avait choisis. Je vous écoute, vous qui vous y connaissez si bien. (Il leva un doigt pour faire tel un décompte.) Fruits et légumes de saison, c’est noté ! »

Aussi, il alla se saisir de la conserve de haricots que lui avait indiqué le vendeur, baissant les yeux en observant le prix. Il ignora délibérément le fait d’avoir laissé l’ensemble de ses courses totalement en désordre sur le comptoir, gardant seulement son sac sous le bras pour être sûr de repartir avec. Il revint ensuite vers lui, pointant l’objet dans sa main en question silencieuse, pour lui demander si c’était bien de cela qu’il parlait. Il cligna des yeux, surpris sous sa soudaine question par rapport à son origine. Il est vrai qu’il lui avait parlé du fait d’être étudiant étranger, mais il n’avait pas songé un seul instant que cela soit aussi important. Après tout, il était venu pour des légumes et des fruits, pas pour discuter de la situation de son pays d’origine. Pourtant, avec un intérêt peu convaincu, il se plia au jeu autant que possible. Pas qu’il n’aimait pas la Thaïlande, bien au contraire, il l’adorait, et il ne refusait pas d’en parler si la situation était propice. Mais ici, sérieusement ?

« Merci, qu’il accepta le compliment, souriant avant de reprendre. Je suis thaïlandais et cela fait… un an, je crois, que je suis en Corée. »

Pas vraiment besoin d’en dire plus ; si le vendeur voulait en apprendre davantage, sans doute que Noy lui laissera le plaisir de son monologue sur les plages au sable fins, sur la végétation luxuriante et les grandes villes aux airs de Dubaï. Pour le moment, néanmoins, il était plus intrigué par la composition qu’il peinait encore à lire de cette conserve aux airs louches. Le doute venant principalement de la très fine et légère couche de poussière qu’il avait pu sentir sous ses mains, plus que de la composition du produit en lui-même. Dans sa globalité, l’entreprise était propre. Il devait sans doute s’agir de la cendre continue qui ne décollait pas des vieilles habitations, un peu comme si elles expliquaient à leur manière qu’elles étaient telles des personnes âgées. Finalement, il la déposa avec le tas fleurissant. Il s’était résilié à l’idée qu’il n’allait pas partir de si tôt, et étrangement, cela lui convenait plutôt bien. Noy ne souriait toujours pas avec les dents, mais l’individu avait piqué sa curiosité. Même si l’idée restait qu’il voulait voir jusqu’où il pouvait le pousser, jusqu’à atteindre son émotion à profaner, Noy devait aussi se rendre à l’évidence qu’il n’y en avait peut-être pas. Ainsi, venait-il de tomber sur l’un des seuls hommes à contenir ses démons ? En avait-il seulement ? A lui de le découvrir.

Suivant alors le vendeur dans sa nouvelle démonstration de fruits et légumes, Noy apprit plus qu’il ne l’aurait pensé. Cette journée prenait une tournure inattendue, mais ce n’était pas non plus très nouveau. Même avant que son avion n’atterrisse dans cette région de l’Asie, il pouvait voir ses jours et ses nuits lui échapper des doigts avec habilité. Très jeune - trop jeune - il avait appris qu’il n’avait pas tant d’emprise que cela sur sa vie, ses choix et son corps. Mais ce n’était pas une histoire à approfondir pour le moment. Loin de là. Pour l’instant, il devait simplement se contenter de comprendre et assimiler les informations, comme si les légumes étaient un rempart inévitable à la noirceur qui demandait toujours plus de place. Prendre des décisions, avoir de l’emprise sur quelque chose, le conforter dans l’idée qu’il était plus présent dans sa vie que n’importe qui d’autre. Peut-être était-ce idiot, voir même naïf, mais s’il ne se raccrochait pas à l’idée absurde de son libre-arbitre, il allait définitivement chuter. Vers quoi ? C’était une des nombreuses questions qu’il ne voulait pas aborder. Ainsi, détachant avec une certaine lenteur ses yeux de l’amas qu’ils avaient accumulé à force de discussion et de remarques, Noy finit par poser les mains sur ses hanches, fixant son acolyte avec une certaine moquerie.

« J’aimerais vous rappeler que je n’ai toujours pas de quoi payer. » précisa-t-il, en se moquant.

Il ne fallait pas être un génie pour se rendre compte que ce n’était clairement pas le but premier de ce soi-disant vendeur. Noy était beaucoup plus préoccupé que lui à l’idée de devoir lui rendre l’argent de sa dépense, ce qui créait une certaine ironie. Lui qui avait voulu arnaquer, se retrouver à quasiment demander à l’autre s’il lui devait quelque chose. Enfin, ce n’était pas ce qu’il allait faire. Mais il lui paraissait trop sympathique - comprenez ici, bête et singulier - pour qu’il ne lui laisse pas quelque chose en retour. De la pitié, oui, presque, on peut appeler cela ainsi. Rien que pour ce tableau, muni de deux pastèques et d’une posture qui ne laissait que trop de place à l’imagination.

Tandis que le vendeur rêvait d’un pays loin de son trou perdu du quartier, par le simple nom propre, Noy le regardait avec morosité, attendant qu’il ne veuille bien remarquer sa boîte de conserve. Il est vrai que le pays des costumes dorés, des statues immenses et des jungles touffus pouvait faire envie pour certains, se montrant repoussant pour d’autres. Ce bout de terre en longueur avait connu une histoire troublée de chars d’assauts dans la capitale, d’élections truquées, de guerres religieuses, tout cela sous l'œil affuté d’autres pays qui ne bougeaient pas le petit doigt. Noy avait échappé à la plupart des conflits, ignorant même jusqu’à tous les coups d'État qui avaient précédé sa naissance. Il n’avait découvert toute cette partie de l’histoire qu’arrivé en première année à l’université, autour de ses seize ans. Manipulé pour ne pas savoir ou tout simplement pour le préserver, il n’en savait rien. Dans tous les cas, maintenant, il était au courant, et la beauté de ce pays d’Asie du Sud avait perdu de son éclat scintillant. Tous ses souvenirs étaient tachés là-bas, de mains qui se perdaient, qui prenaient un peu trop pour acquis un corps qui n’était pas le leur. Ainsi, même si le dépositaire de fruits et de légumes se mettait à rêvasser d’une contrée lointaine et idyllique, Noy n’en avait pas vraiment grand chose à faire, préférant qu’il se concentre un peu plus sur lui, plutôt que sur un monde fantaisiste, bien loin de la réalité. Les images que l’on osait montrer dans les nombreux lakorns n’étaient qu’une infime et bien maquillée réalité. Tout comme les scènes romantiques de la Corée.

Lorsqu’enfin il revint vers lui, après un voyage rapide au Japon, Noy pencha la tête sur le côté, méditant l’idée de prendre du soja. En avait-il déjà mangé fermenté ? Peut-être, oui. Cela ne l’étonnerait pas qu’il est déjà consommé un produit sans en connaître le nom ou encore la provenance. Tout le monde faisait cela, se laissant aveuglément prendre au jeu du goût plutôt que de savoir d’où tout cela pouvait bien provenir et apporter au corps. C’est aussi pour cela qu’il reprenait son régime alimentaire en main. Dommage pour le poisson épicé qu’il aimait tant, il allait reprendre en main sa consommation personnelle et apprendre. Sa relation à la nourriture avait toujours particulière, par son envie, parfois soudaine, de ne pas manger pour la journée, trop absorbé par ses études ou juste parce qu’il y avait trop de monde dans la cafétéria de la faculté. Observant l’homme se redressait, il ne se laissa même pas distraire par la pseudo-prestance que pouvait avoir son visage bien dessiné, ne voyant que les tâches tue-l’amour sur son t-shirt et la fatigue qui faisait craquer ses os - ou était-ce la vieillesse ? -. Ainsi, il accepta également de prendre le soja fermenté, dans l’idée d'expérimenter un peu plus encore. Pas comme s’il avait des légumes qu’il n’avait jamais manipulés dans son sac, et deux bébés pastèques. Ses sourcils se haussèrent de nouveau, pour la millième fois peut-être, depuis qu’il était entré dans cette boutique.

« Pourquoi ? Vous pensez que je ne peux pas m’occuper de moi-même ? » demanda-t-il, avec une acidité camouflée sous une dose de miel.

Puis, pour ajouter à son effet de dialogue, il s'éclipsa derrière un rideau de perles qui ajoutait considérablement à l’état de la boutique. Comment prendre au sérieux un endroit pareil avec ce genre de décor ? Pourtant, Noy ne s’en plaint pas, le suivant en l’interpellant tout de même pour savoir où ils allaient et ce qu’ils allaient faire. Parce que c’était suspect tout de même, et il n’avait pas confiance de rentrer dans une pièce aussi exiguë avec un inconnu. Il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre, mais il en fut tout de même déçu. Là, des cartons s'empilant dans ses bras, il se retrouva à regarder un coréen perché sur un tabouret. Au fur et à mesure, Noy les déposait par terre, devant tendre les bras pour récupérer les boîtes cartonnées sans qu’elles n’échappent des mains de l’autre homme. Puis il l’entendit parler de nouveau et quelque chose tiqua chez le plus jeune. Tout d’abord, il lui faisait un cours sur le choix de la pastèque, ensuite la morale sur son “pourquoi acheter des légumes ?” pour enchaîner avec une critique de ses décisions. Finalement, il lui parlait de restaurant, comme si Noy avait toujours vécu dans le quartier et savait pertinemment de quoi il lui parlait. Croisant les bras, le foudroyant presque du regard malgré la différence marquante de taille entre les deux, Noy s’exclama dans sa langue :

« Ḥ̂ā ! (A son grand étonnement, son thaïlandais n’avait pas perdu de son charisme. Il reprit en coréen, beaucoup plus calmement.) Ce ne serait pas plus simple d’aller simplement tirer de l’argent quelque part au lieu de me faire porter des cartons et de parler de restaurant… (Un sourire narquois se saisit de son visage.) A moins que vous ne vouliez m’inviter à manger… Je ne dis pas non ! »

Sans vouloir faire son petit chieur - ce qu’il était complètement - il aimerait bien avoir deux ou trois explications. Car, en plus de ne pas connaître le quartier, il n’avait pas non plus grandi en Corée et ne savait pas s’il s’agissait d’une étrange tradition ou simplement que son vendeur du jour était plus fêlé qu’il n’en avait l’air. Après, à quoi devait-il s’attendre avec la dégaine du type ? Qui s’habillait encore ainsi de nos jours ? Noy roula des yeux, avant de secouer la main, lui indiquant qu’il allait simplement aller chercher de la monnaie, s’il voulait bien lui dire le prix, pour qu’il évite de tirer trop cher et qu’il se balade avec une somme trop importante sur lui. Une vieille habitude de ne pas avoir beaucoup de liquide dans ses poches. Aussi, encore un affront (affront est peut-être un peu fort, mais ce mot est sympa) et Noy n’hésitera pas à utiliser sa carte du “vieux” qu’il déposait sur tous ceux qui dépassaient les vingt-cinq ans, ou qui agissaient comme des parents. Tel Songki, Dak Ho et maintenant ce vendeur au nom encore inconnu.  

Bon, il est sûr que vu sous cet angle, Noy aurait eu du mal à trouver le distributeur de billets. Il ne connaissait pas le coin, et ce n’était pas avec la carte orale que venait de lui énoncer le vendeur qu’il allait trouver. Mais, d’un autre côté, cela lui aurait facilité la tâche avec son idée initiale, qui était - supprimons le mot “vol” je vous pris - de délester de quelques légumes et fruits une échoppe sans rendre monnaie, ou alors à un prix défiant toute concurrence. Les bras croisés, il fit la moue, ne détachant pas son regard de l’homme devant lui, les sourcils légèrement froncés, tel un enfant à qui ont refusé son énième tour de manège. Il avait pourtant bien le droit de s’énerver, pas vrai ? Pour un service de vente, ils étaient bien loin de la perfection et de l’attention portée à la clientèle. Ou alors, il fallait déjà faire partie de la communauté pour avoir droit à quelque bonne manière. (Non, vous ne rêvez pas, il s’agissait bien de Noy Lamon Ouattaiyaphon, qui parlait de politesse, alors qu’il était celui qui avait voulu s’enfuir sans payer.) Même alors que le vendeur s'écria qu’il avait enfin trouvé cette fameuse machine, Noy ne fit que rouler des yeux, presque déjà convaincu qu’elle n’allait pas fonctionner et qu’ils avaient fait tout cela pour rien, s’incluant d’office dans la recherche. Mais à son grand étonnement, elle s’alluma. L’irrévocable moment de passer à la transaction ne faisait que s’approcher un peu plus.

Aussi arrogant qu’il pouvait l’être, il ignora joliment le commentaire sur le restaurant, oubliant aussi rapidement tous les compliments qu'essayait de lui faire entendre le vendeur. A la place, il observa autour de lui, constatant que l’arrière-boutique n’était pas bien différente de l’avant. Ainsi, il se dit que la poussière sur certaine étagère devait être incrustée beaucoup, à cause du temps ; aussi, comment la lumière pouvait encore tenir au plafond, alors que le fil semblait en fin de vie ? Noy n'émit qu’un faible “oui, oui, bien sûr” à la fin de la tirade du vendeur, se préoccupant un peu plus de ses ongles. S’il ne l’invitait pas à manger dans ce fameux restaurant, cela n’avait aucune valeur. La colère était passée, il lui en voulait, le boudant presque, comme s’il s’agissait d’un quelconque parent qui ne l’autorisait pas à être aussi effronté qu’il le voulait. Du coin de l'œil, il le percevait bien, nonchalant, en train d’attendre patiemment que la machine ne finisse son nettoyage, après tout ce temps non pratiquée. Cela lui rappelait les vendeurs flexibles des magasins des quartiers moyens de Thaïlande. Certains étaient tellement placides et calmes, que même le plus énervant des clients, n’arrivaient pas à les impressionner. Se faire menacer n’était rien dans leur quotidien. Évidemment, ce n’était pas le cas de tout le monde, et Noy se demandait si ce vendeur coréen, d’un petit quartier qui ne voyait l’extérieur que pour des excursions sans doute similaire à des aventures, serait aussi téméraire qu’eux dans pareilles situations. Pensée qui disparut rapidement en l’entendant relativiser sur le temps et la vitesse. Bien, cela répondait à la question : il serait déjà mort.

« Quelle réponse voulez-vous ? demanda-t-il alors, tout à fait sérieux. La physicienne ou celle qui n’a de sens que pour les idiots ? »

Il se redressa, déposant ses mains dans son dos, bien droit, cadré, comme lorsque l’on récite une poésie ou une histoire, une leçon retenue la veille, l’uniforme tout propre pour faire bonne impression. Noy sourit, savourant presque déjà de faire son petit génie. Plus que de recracher ses connaissances, il aimait bien dépasser un peu les lignes. Oula, ce n’était pas très cordial de sa part, mais tous les plus grands chercheurs ont trouvé leur résultat en essayant de voir plus loin que l’esprit étriqué des autres arrivait à percevoir.

« La vitesse est le rapport d'une longueur par un temps. Son unité du système international est le mètre par seconde. La vitesse est représentée par un vecteur, ayant une direction et une intensité. La vitesse relative est la vitesse d'un corps par rapport à un autre ou par rapport à un repère. Vous savez ce qu’est un repère, pas vrai ? (Il décrocha ses mains dans son dos, penchant la tête sur le côté, gardant son sourire.) Je pense que vous ne savez pas utiliser le terme “vitesse”. Il n’y a pas de “vitesse” du temps, il s’agit simplement du temps, qui est un paramètre linéaire. Pour connaître le temps, il suffit de regarder une horloge, une montre, à l’heure si possible, et vous verrez que le temps progresse toujours de la même manière. (Ses lèvres s’étirèrent un peu plus.) Vous êtes satisfait de votre réponse ? Ou vous voulez celle pour les idiots ? »

Parce que, dans ce cas, il partira sur l’idée philosophique de la vitesse qui, tout de même, restait simplement un abus de langage et surtout une idée toute faite de l’esprit humain. Certes, on avait l’impression que le temps était plus long lorsque le cours s’éternisait sur une pause du professeur qui cherchait ses mots, ou alors qu’il passait mille fois plus vite alors que l’on observait la vue des buildings de Busan du pont du bateau de son ami pirate (exemple non contractuel), mais tout cela n’était qu’une perception, bien loin de la réalité physique de la vitesse. Lorsque le professeur faisait un tour de bureau, il se déplaçait à une vitesse bien inférieure à celle du bateau sur l’eau. Ça, c’était concret. Un petit bip retentit dans la pièce, alors qu’un papier sortit, tout fièrement, de la machine que tenait le vendeur, prête, enfin, à se mettre au travail. Certes, Noy avait toujours tout fait avec un certain empressement dans sa vie, voulant arriver le plus rapidement possible en haut de son échelle, sans réellement prendre le temps d’observer le paysage. Mais maintenant qu’il était à une bonne hauteur, il ne pouvait même pas détourner les yeux, sinon, ce sera le vertige qui le rattrapera. Il prépara son téléphone, prêt à faire sa part du marché, qui était de payer. Pour seule consolation, les instants qu’il allait dépenser ici touchaient à leur fin.